Suarès André

12 / 6 / 1868-7 / 9 / 1948
Dans Voici l'homme, André Suarès écrivait: «La mode est la plus excellente des farces, celle où personne ne rit car tout le monde y joue.» Sans doute n'y a-t-il pas assez joué lui-même ce qui expliquerait l'oubli dans lequel il est tombé. «Il est des génies aussi méconnus que Suarès, non plus inconnus. Il est des écrivains plus oubliés que Suarès, non plus séquestrés. Suarès a été l'artisan involontaire et la victime consciente d'une conspiration du silence sans précédent, devenue endémique depuis sa mort en 1948. Avec lui, on aura vu un très grand écrivain arriver à 70 ans, admiré, vénéré par toute l'Europe pensante, ayant écrit cent livres et voué sa vie à l'esprit, sans qu'on sache exactement où et quand il est né, où il vit et quel est son vrai patronyme. On n'a pas été plus lettré que lui et aussi ignoré des lettrés, ni aussi étouffé par les gens de lettres. Ce lauréat de quatre grands prix littéraires, qu'il n'a ni sollicités ni désirés, ce terrible pourfendeur de l'hitlérisme, dès ses débuts, est moins connu que les écrivains pro-allemands inquiétés ou fusillés à la Libération (1).»

Tous s'accordent pour reconnaître en Suarès un intempestif, un homme en rupture avec l'esprit de son temps et de son entourage. «Les dieux lui avaient octroyé à profusion le talent et l'intelligence. Ils lui avaient refusé cette affinité avec l'époque qui fait les trois quarts du succès.» (Henri Petit, Le parisien libéré du 25 octobre 1949.)

Suarès suscitait déjà l'animosé autour de lui à L'école Normale supérieure, où il était le condisciple et l'ami de Romain Rolland. « Suarès, note Romain Rolland dans son journal, est celui de mes condisciples qui, depuis mon entrée à l'École, (il y a trois mois), m'est le plus sympathique, de beaucoup; et je sais que cette amitié est réciproque. Jusqu'alors, je ne connaissais que pour l'avoir vu, à Louis-le-Grand, aux classes de philosophie de Charpentier ; je lui avais entendu lire quelques devoirs, et surtout, j'en avais entendu dire tout le mal possible par Legras, Wartel, Médéric Dufour, Gauckler, - surtout Legras. Pas d'occasion qu'ils ne cherchassent à rire de lui méchamment et bruyamment. Peu de caractères excitent tant d'animosité. Il y en a plus d'une raison. Il est jeune, Marseillais, artiste dans l'âme : il apporte à tout ce qu'il dit et fait une fougue, une violence incroyable ; son style est très brillant, ce qui blesse les jalousies des stylistes, catégorie nombreuse parmi les candidats à l'Ecole, à plus forte raison parmi les Normaliens ; l'emphase est très souvent son expression naturelle ; aussi paraît-il déclamer, et on l'accuse de poser : ce qui se comprend, et ce qui n'est pas vrai. Car s'il a horreur de la médiocrité, s'il se montre du dernier mépris pour ses ennemis, il est charmant, très simple et très ouvert, avec ceux qu'il aime.
Ce qui nous a rapprochés, dès la première semaine, ç'a été notre passion pour la musique, notre haine de l'Université, notre amour de Shakespeare et de Spinoza. Pourtant, je ne crois pas que dans toute la promotion on aurait pu trouver deux caractères plus différents que les nôtres. Il était tout le Midi, exubérant et sensuel, et j'étais tout le Nord, mystique et concentré (avec Mille, qui représentait plutôt le génie anglo-saxon, froid, pratique, précis, peu moral et bouffonnant à froid). Nous portions en musique ces façons diverses de sentir. Pour lui, c'était une volupté. Pour moi, un anéantissement passionné. Mais qu'importe, si nous avions également la passion des mêmes dieux, et surtout le même mépris pour tout ce qui était banal et vulgaire ? -Nos différences musicales ne portaient guère que sur ce qu'il y avait de moins bon dans notre goût: pour le meilleur, nous étions d'accord.» (Romain Rolland, Le cloître de la rue d'Ulm, Éditions Albin Michel, Le cercle du livre de France, Montréal, 1952, p. 34.)

Se pourrait-il que, dans les lettres françaises, la faute irrémissible ne soit ni la complicité avec Staline, ni même la complicité avec Hitler, mais l'attachement à la grandeur, des personnes et des civilisations, à l'ordre et la hiérarchie, ce qui est expliquerait qu'au pays des oubliés, André Suarès soit le compagnon d'un autre grand écrivain de la même époque, encore plus séquestré: Abel Bonnard. Quand on aime trop l'ordre, on en vient, comme Goethe, à préférer l'injustice au désordre, surtout quand on est soi-même un admirateur du maître allemand.
«Pourquoi toujours mentir? Il y a des rangs entre les hommes; il y a une hiérarchie humaine. La nier est absurde; et la méconnaître est un honteux désordre. Qu’on livre l’Éthiopie aux Italiens, et deux, trois Éthiopies si ce n’est pas assez d’une, rien de plus légitime. C’est le droit absolu de la civité (sic) humaine, quand l’heure en est venue, de s’imposer à la barbarie.» (André Suarès, Le Jour, 7oct. 1935)

Les aspects positifs de l'attachement à la grandeur, manifestes dans son style, l'emportent heureusement chez Suarès sur les aspects négatifs. Peut-être sortira-t-il un jour de l'oubli -qu'il faut se garder d'exagérer- précisément parce que, à l'époque où Max Scheler écrivait L'homme du ressentiment, qui dénigre tout, André Suarès osait admirer...sans se durcir contre la faiblesse: il fut l'ami de deux amis des humbles, Péguy et Rouault.

Après avoir rappelé que François Mauriac voyait en lui un génie avorté, Marcel Dietschy ajoute cette touche à son portrait: «voilà cet historien de cabinet qui a passé sans autre histoire qu'intérieure quatre-vingts ans de sa vie, cet esprit humble et douloureux, enorgueilli par la solitude et la défaite, assoiffé de Dieu et refusant ses églises, trouvant l'ivresse à célébrer la beauté du monde et la grandeur, possible, de l'homme (2).»


Notes

1 et 2: Marcel Dietschy, Le cas André Suarès, Neuchâtel, La Baconnière, 1967.

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Portrait de Suarès

Romain Rolland
Un auteur dont on pu tracer un tel portrait ne mérite-t-il pas de passer à la postérité?



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