Raquette
Un sauvage* s’en sert avec autant de facilité qu’un blanc de ses souliers; et même, comme il est nécessaire en marchant de jeter le bout de l’une presque en avant de l’autre, les raquettes le forcent à aller beaucoup plus vite qu’il ne ferait sur la terre nue. La plupart, surtout en courant, font avec elles des pas ou sauts d’une longueur prodigieuse. Mais si vous désirez apprendre par expérience ce qu’on appelle fatigue, je vous conseillerai de chausser pour la première fois une paire de grandes raquettes. Si, au bout de quatre ou cinq milles de marche sur la neige molle et non battue, vous ne demandez pas grâce, et si le lendemain vous ne vous sentez pas les reins brisés, alors je vous déclarerai un phénomène.
J’ai fait certaines courses à pieds en de si pénibles circonstances, que, après deux jours de marche, j’étais obligé de me jeter par terre tous les quatre ou cinq cents pas; j’ai souffert de la faim autant qu’un Indien à jeun depuis trois ou quatre jours; j’ai été couvert de la tête aux pieds de ces cruels petits bourreaux qu’on appelle maringouins; mais je n’hésite pas à déclarer que toutes ces misères ne penvent se comparer à la fatigue résultant d’une première course à la raquette sur la neige molle et sans chemin frayé. La largeur extraordinaire de votre chaussure vous oblige à écarter démesurément les jambes, et les grands pas qu’il vous faut faire pour ne pas trébucher en posant une raquette sur l’autre ont pour résultat inévitable de vous briser les reins. En outre, si vous avez une longue course à fournir, le gros orteil, auquel revient presque uniquement la tâche de traîner la machine, finira presque toujours par vous refuser ses services."
* Ce terme, employé pour désigner les Amérindiens, était courant à l'époque.
source: Adrien Gabriel Morice, Chez les sauvages de la Colombie Britannique: récits d'un missionnaire, Lyon; Paris, Delhomme et Briguet, 1897, p. 80-82