Pinturicchio

ca 1454-1513
"Sienne, pour moi, la rouge ville, c'est la tour dont je parlais et l'image toujours ensorcelante du Vinci. C'est la terrasse du château et la vue sur l'immense campagne qui va vers Rome, et c'est, dans la libreria du Dôme, les fresques si vives, si jeunes, après quatre cents ans, où le Pinturicchio a représenté dix scènes de la vie du pape Pie II, Aeneas Silvius Piccolomini. - C'est enfin à l'Académie une Ève du Sodoma et un torse de Christ flagellé du même peintre. Je sais qu'il est à Sienne des centaines d'autres oeuvre bien plus importantes, mais celles-là me remuent entre toutes de ce petit frisson particulier qui ne se discute pas plus que l'amour. Ailleurs nous jugeons, nous critiquons, nous analysons; ici nous sentons.

Que de visites déjà, depuis la première, j'ai faites à cette bibliothèque du Dôme où le Pinturicchio a peint son chef-d'oeuvre! Il touchait alors à ses cinquante ans, et, comme un brave artiste de la Renaissance, il avait multiplié les oeuvres après les oeuvres. Né à Pérouse et appelé "le petit peintre" à cause de sa taille, ou encore "le sourd" à cause de son infirmité, il étudia sous le Pérugin, et, quand il vint à Sienne en 1504, il avait, de 1480 à 1484, décoré les murs de la Sixtine, en 1485 peint les chapelles et la voûte du choeur de Santa Maria del Popolo, puis décoré, de nouveau, pour Alexandre VI tout l'appartement Borgia, pour Innocent VIII les murs du Belvédère, ceux de la chapelle Buffalini à Sainte-Marie-d'Aracoeli, d'autres églises encore. J'allais oublier son travail à Orvieto, et, une fois revenu dans sa patrie, les grandes fresques dans la cathédrale de Spello. Il faut joindre au catalogue de cette oeuvre, qui nous paraît colossale, quoiqu'elle ne dépasse pas la moyenne ordinaire de la production à cette époque, une quantité de tableaux sur bois dont plusieurs furent attribués, pour la suavité de l'expression et la finesse de la manière, au Pérugin lui-même et à Raphaël. La seule idée d'une telle activité, si féconde, si hardie, si large, nous repose de l'énervement moderne et de cette recherche maladive où l'excès de l'application consciencieuse ne fait que déguiser l'impuissance. Sur ces murs de la Librairie de Sienne, pas une seule des innombrables figures évoquées en pied dans d'opulents édifices et de profonds paysages ne trahit la fatigue d'un esprit qui se tourmente, d'un oeil qui se tend, d'une main qui s'acharne. Nulle part comme dans ces fresques, conservées claires et brillantes par un hasard d'exposition, je ne trouve ce que l'on devrait appeler le charme shakespearien, tant le grand poète anglais en a imprégné ses chroniques et ses comédies romanesques. C'est la richesse mais fine, l'élégance mais unie au naturel, quelque chose d'à la fois très civilisé, de très aigu et cependant d'un peu sauvage. On y retrouve toute la poésie de la Renaissance, cette minute de floraison unique où la créature humaine semble avoir été si complète, entre le moyen âge qui fut le règne de la force trop forte et notre siècle où la culture confine sans cesse à la maladie. Les jeunes seigneurs de ces fresques, à cheval sur des bêtes d'un blanc presque rose, avec des brides incrustées de pierreries, déploient tant de souplesse dans leur fière attitude, tant de luxe royal dans leur parure. Tant de pensée sérieuse et songeuse flotte dans leurs beaux yeux. Il circule dans le feuillage des arbres et autour des colonnes fuselées comme une atmosphère plus légèrement allègre et vitale. Les pompes d'église qui s'y trouvent évoquées à plusieurs reprises ont, à la fois, puisque c'est le tableau de la vie d'un Pontife, la magnificence d'une fête de cour, et, par l'expression des visages, la ferveur d'une scène de cloître. Des personnages aux teints basanés, aux costumes étranges y apparaissent, révélant cette vision romanesque de l'Orient, qui, par les Croisades et par Venise, a dû passer dans la rêverie des Italiens d'alors. Comme dans certains tableaux très primitifs, les ornements de métal, les harnachements des chevaux par exemple ou des portions entières d'armures, sont figurés par des reliefs d'une espèce de stuc colorié, et, quand le soleil entre par la fenêtre dans l'après-midi, il vient sur le mur du fond mettre un enchantement de lumière autour d'un jeune empereur, le prince vraiment de cette fête, qui marche vers sa fiancée, vêtu d'une robe verte et foulant des fleurs sous des éperons d'or. Un peu de la douce mélancolie ombrienne se mélange pour l'attendrir à cette apothéose de la jeunesse et de la couleur. Les peintres de cette divine école d'Ombrie ont eu le don inexprimable qui fut celui de Virgile, le pathétique dans la grâce, cette volupté des larmes, cette langueur où il entre de la pitié et du songe : - une pitié presque impersonnelle, presque sans forme et sans cause précise, celle d'un être qui se plaint seulement d'être, un songe presque végétal, tant il ressemble à la résignation inefficace et tendre des immobiles fleurs. - Dans les tableaux de ces peintres, le plus souvent les personnages ne se parlent pas, ne se regardent pas, ne peuvent pas se regarder. Ils n'appartiennent pas au même monde. L'un est un ange, l'autre un saint, un troisième un guerrier vêtu d'une étrange cuirasse. Le drame et l'action réciproque sont impossibles de l'un à l'autre. Même dans ces fresques où il représente des scènes vivantes et d'une histoire contemporaine, le Pinturicchio est tout voisin de ce procédé si puissant dans son apparente gaucherie. Ces pages, ces princes, ces évêques, ces soldats sont à côté l'un de l'autre, plutôt qu'ils ne sont l'un avec l'autre. Ils ne semblent pas se connaître. On dirait que le peintre a de parti pris cherché à montrer non pas des actions, mais des états, et que la tragédie entre ces personnages se joue ailleurs, comme si chacun d'eux était l'instrument d'une volonté souveraine et mystérieuse. Cela donne à ces jeunes hommes ou à ces vieux prêtres, soutenus et portés ainsi par des forces différentes d'eux-mêmes, comme un air d'être, en effet, de belles fleurs humaines de l'arbre de la vie... Pauvre grand peintre! Si la tradition est vraie, qu'il est mort tristement et bien peu d'années après avoir tendu sur ces vastes murs cette tapisserie enchantée! C'était en 1513; il venait de peindre le Calvaire, qui est maintenant dans la casa Borromeo, à Milan. Il tomba mortellement malade. Sa femme l'abandonna pour suivre un amant, et il passa ainsi, solitaire, désespéré, quelques-uns prétendent dénué de tout jusqu'à souffrir la faim, lui qui avait tant senti, tant rendu la beauté magnanime et douce, la joie de la lumière et la pitié caressante dont il fut privé!"

Paul Bourget, Sensations d'Italie (Toscane-Ombrie-Grande-Grèce), Paris, Librairie Plon, c1891. Cité d'après une édition parue autour de 1926, p. 37-43 (publication du domaine public)

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