Occident

Jacques Dufresne

Dossier à l'état d'ébauche

Vers une autocritique constructive et responsable, évitant le double piège de l'autoglorification compensatoire et de la tendance suicidaire, tendance que de nombreux auteurs du XXème siècle ont rendu manifeste. Nous nous arrêtons d'abord au diagnostic de Jacques.Ellul. Voici quelques passages de Trahison de l'Occident, un livre qu'il a publié en 1975. Ces passages sont tirés de la conclusion, repoduite in extenso sur le site Les Amis de Bartleby.

Jacques Ellul, « Trahison de l’Occident »

Quos perdere vult, Jupiter dementat*

J’aime l’Occident malgré ses vices et ses crimes. J’aime la vision des prophètes et la grâce du Parthénon, j’aime l’ordre romain et les cathédrales, j’aime la raison et la passion de la liberté, j’aime la perfection de ses campagnes, la mesure de ses produits et la grandeur de son projet, j’aime l’Occident… Je sais, je sais, les mines du Laurion et les crucifixions d’esclaves, je sais les massacres des Aztèques et les bûchers de l’Inquisition, mais malgré tout, le crime n’est pas l’histoire de l’Occident, et ce qu’il a porté dans le monde dépasse infiniment ce qu’il a fait contre des sociétés ou des individus. Mais il est vain de parler. Et ce livre une fois de plus me donne le sentiment de l’acte parfaitement inutile, car personne ne pourra l’accueillir, personne ne peut plus dans ce monde occidental croire à cette vocation ni à cette grandeur. Nous sommes pris dans une sorte de fatalité que rien, semble-t-il, ne peut plus dénouer, puisque les adeptes du Christ eux-mêmes se ruent dans la fatalité de cette destruction. Seule la négation de tout ce qui est occidental, de tout ce que l’Occident a produit peut aujourd’hui satisfaire les hommes de ce même Occident. Nous assistons dans toute l’Europe et l’Amérique à une sorte de mystère, nous sommes pris dans une procession gigantesque de flagellants qui se déchirent mutuellement, et eux-mêmes, avec les pires fouets. Nous nous sommes déguisés, pour que personne ne puisse reconnaître ce que furent les vertus des hommes de notre monde, nous nous sommes barbouillés de peinture et de sang pour manifester notre mépris envers tout ce qui a fait la grandeur qui nous a faits. Et nous nous flagellons avec hystérie pour des crimes que nous n’avons pas commis. Nous assistons avec joie, enthousiasme uniquement à ce qui nie, détruit, dénature, ce qui fut l’œuvre de l’Occident. Nous trépignons sur son corps et crachons à son visage. Si le XIXe siècle a trahi par la bonne conscience (qui ne fut jamais la vérité de l’Occident), nous, nous trahissons par la mauvaise conscience, qui devient à la limite pur délire. Quand on voit le cinéma des vingt dernières années, on est confondu de se rendre compte que seuls les films qui ont diffusé le mépris, l’ordure, la flagellation ont réussi. Et nul argument ne peut servir en face de ces évidences, de ces lieux communs totalement acceptés. Nulle raison. Nulle prise de conscience. On ne « prend conscience » que d’une seule « vérité » : l’ignominie du monde occidental. Je vois marcher l’Europe à grands pas vers sa fin. Non pour des raisons économiques ni techniques ni politiques, non qu’elle soit submergée par un tiers-monde, en réalité impuissant, non qu’elle soit aussi mise en question par la Chine, mais parce qu’elle est partie pour son suicide. Toutes les conduites (je dis bien toutes) des techniciens, des bureaucrates, des politiciens, et en plein accord fondamental, malgré la contradiction apparente, les discours des philosophes, des cinéastes, des scientifiques sont toutes des conduites suicidaires. Tout facteur positif qui peut apparaître est aussitôt retourné, déformé, inverti, pour devenir un nouveau chef d’accusation ou un moyen de destruction. La gauche a triomphalement rejoint la droite dans cette course à la mort, et le christianisme célèbre ses noces avec le marxisme pour procéder à la mise à mort de la vieille carne impuissante qui fut la gloire du monde. Dans cet accord des plus opposés, unanimes sur ce seul point, je ne puis voir une démarche naturelle et un développement spontané ; que les arguments les plus forts, les démonstrations les plus solides, les dangers les plus évidents, les valeurs les plus éprouvées, les certitudes les plus scientifiques ne servent à rien, que l’on ne puisse déplacer d’un millimètre la décision technicienne ou le discours pseudo-révolutionnaire, tous concordants pour cette négation de l’Occident, prouve qu’il y a autre chose. Nous ne sommes pas, en présence de cette unanimité et de cette inflexibilité, devant une décision consciente clairement prise en connaissance de cause, la récusation du procès dialectique qui était la vie même de l’Occident, l’aveuglement total devant le risque de faillite, la rage destructrice, incombe à ce que certains ont appelé Destin, Fatalité, d’autres Jupiter ou Nemesis.

Mais de toute façon, c’est l’aveuglement des hommes provoqué par quelque dieu qui conduit l’homme même à vouloir obstinément, et quels que soient les choix qui restent possibles, quelles que soient les options, les chemins qui s’ouvrent encore, quels que soient les avertissements des prophètes ou des sentinelles, quelles que soient les déplorations des poètes et des faibles, à vouloir à tout prix sa propre perte, assurant par ses mains la chute de ses citadelles et la déraison de sa raison.

Trois mouvements dans ce jeu me semblent perceptibles, et c’est le dernier mot, la dernière analyse (vaine) qui soit encore possible avant le délire incendiaire.

Le premier mouvement est celui de la négation sans issue. Ce repli dans le refus simple de tout ce qui a été, de tout ce que peut être encore l’Occident. Le plaisir délirant de détruire et de renier, de prétendre l’homme sans survie ou l’artiste sans culture, le sadisme de l’intellectuel qui désintègre le langage, son langage, qui ne veut plus rien dire, parce que de fait il n’y a plus rien à dire, l’explosion du verbe car il n’y a plus de communication, la dérision devenue œuvre d’art, et finalement le suicide, qui sera réel chez les jeunes, qui sera intellectuel ou décréateur chez les écrivains, peintres, musiciens… Et cela parce que le « système » leur paraît si effroyable que tout projet est aussitôt récupéré, aussitôt rationalisé. Ils se sentent pris dans un dilemme inévitable : tout irrationnel sert de compensation au système et par conséquent fait partie de ce système (mais on ne précise jamais en quoi consiste le fameux système)… Pour échapper à cette récupération, il faut radicaliser, radicaliser sans fin, toutes les positions, tous les projets, toutes les oppositions… Mais en radicalisant avec cette vigueur obsessionnelle, on détruit d’abord, effectivement en premier lieu, ce qu’il eût fallu sauver, préserver, le plus fragile de ce qui reste authentique dans notre monde et notre temps, ce qu’il eût fallu conserver soigneusement comme point de départ éventuel possible de toute une espérance. Mais parce que la morale est devenue sans valeur et témoin d’hypocrisie, alors on rejette tout ce qui aurait pu rester la fragile semence d’un renouveau éthique : mais on ne veut plus rien. La morale ayant été l’apanage de la bourgeoisie, tout ce qui s’en rapproche est rejeté. Ne vient à l’idée d’aucun qu’il n’y a jamais eu de société sans morale, et que ce qui manque avant tout à notre monde occidental c’est précisément une éthique et un système de valeurs acceptées, mais sitôt que paraît une fragile éclosion de valeur… les intellectuels surgissent pour la nier et la bafouer. Ce qui n’est nullement une preuve de liberté, d’intelligence, mais en réalité d’impuissance, démission délirante où la négation devient une valeur pour elle-même. Nous n’en sommes plus à la phrase célèbre : « Le premier devoir est de dire non » (que j’ai adoptée comme épigraphe de certains de mes livres), mais il est le premier, il y a une suite. Aujourd’hui comme un bœuf stupide qui secoue la tête lentement de droite à gauche, intellectuels et artistes ne savent plus que ce non, et rien au-delà, rien – le néant – qui est néant de leur œuvre. Théâtre en miettes et Molière décrypté, poésie sans mots, musique ramenée au son brut, déstructuration du langage, Lacan, Derrida, et tous leurs épigones qui croient s’en sortir par l’incompréhensibilité absolue alors que nous sommes effectivement dans la pire démission sans lendemain, fermeture de tous les possibles, de toutes les espérances. Il n’y a plus rien à vivre, proclament sans le savoir ces intellectuels qui jettent l’éblouissant éclat d’un soleil prêt à s’abîmer dans l’océan. La virtuosité n’a jamais remplacé la vérité. Mais justement le refuge dans ces virtuosités témoigne seulement que pour eux, les dernières Éminences Cardinales du monde occidental, il n’y a plus aucune vérité…

Le second procès est celui du mouvement sans direction. Il y a plus de trente ans j’écrivais dans Présence au monde moderne que nous sommes partis à une vitesse sans cesse croissante vers nulle part. Le monde occidental va très vite. De plus en plus vite, mais il n’y a pas d’orbite où se situer, il n’y a pas de point vers lequel on avance, il n’y a ni lieu ni objectif. On discerne les erreurs que l’on a commises, et on continue avec une obstination qui dure comme si elle était aveugle. On sait ce que veut dire la menace atomique, et on continue comme une taupe à fabriquer bombes H et usines à énergie atomique. On sait ce qu’implique la pollution, et on continue imperturbablement à polluer l’air, les rivières, l’océan. On sait que l’homme devient fou en vivant dans les grands ensembles et on continue automatiquement à fabriquer ces grands ensembles. On sait quels sont les dangers des pesticides et des engrais chimiques et on continue à les répandre à doses sans cesse plus massives… on sait – comme la victime masochiste qui sait que dans chaque bol de bouillon on lui a versé un peu d’arsenic et boit cependant jour après jour ce bol de bouillon comme poussé par une force supérieure à sa volonté. Nous accélérons indéfiniment et qu’importe où on va. C’est le délire, l’hybris de la danse de mort, ce qui compte c’est précisément la danse elle-même, la saturnale, la bacchanale, la lupercale, du néant qu’elle annonce, on ne s’inquiète plus de ce qui sortira. Mourir pour danser. Notre génération n’est même pas capable de cynisme.

Il faut une grandeur terrible pour oser dire : « Après nous le déluge… » Mais nul ne le dit, au contraire, chacun regorge de promesses et tient sa danse folle pour une authentique démarche du renouvellement. Mais il n’y a plus ni objectif, ni transcendant, ni valeur déterminante, le mouvement se suffit. Dans les Églises, la prédication de la parole est remplacée par le trémoussement extatique et quand on tombe en transe, on y voit une preuve d’authenticité spirituelle, les intellectuels saisis par ce mouvement sans direction ouvrent des puits sans fond, où ils se penchent et se perdent. L’herméneutique, interprétation des interprétations, est symbole même de cette agitation frénétique de l’intelligence, le raffinement de plus en plus aigu de la pensée, ne débouchant, nécessairement, par ses prémisses mêmes, sur rien de possible. Et chacun muré dans sa sphère, ne veut entendre le discours de l’autre ni son interpellation ni sa mise en garde. Éphémères écoles, éphémères entreprises, des milliers de livres sortent chaque année, brillant d’un éclat d’autant plus vif qu’il contient moins et dit moins, et dont le lendemain il ne restera rien. L’important c’est le mouvement même. Nous avons déjà eu cela en politique. « Le socialisme c’est le mouvement et non pas l’objectif. » Ne regardez donc pas ce que le socialisme a réalisé, ni en Russie ni ailleurs, regardez comme nous revendiquons, comme nous luttons, comme nous préparons la révolution (vers rien, vers un ailleurs jamais formulé), comme nous dénonçons, voyez notre vigueur et notre activité… et en fonction de cela, venez donc avec nous… La Révolution du nihilisme a fini par gagner. Tous ceux qui aujourd’hui sont des activistes politiques en se prétendant encore révolutionnaires n’ont plus rien d’autre à proposer. Le mouvement pour le mouvement, l’approfondissement pour l’approfondissement, la révolution pour la révolution… seul moyen, dit-on, pour échapper au système. Mais il semble remarquable que ce système soit tel qu’il rend fou ceux qui y entrent autant que ceux qui le récusent. Le système est le Jupiter d’aujourd’hui. Mais un Jupiter que nous avons élaboré par notre intelligence même.

Et le troisième mouvement c’est le ressassement dans l’accélération. Non seulement nous sommes saisis par ce mouvement accéléré, l’histoire s’accélère, et l’information, et la découverte scientifique et la démographie, et la productivité, tout cela sans but et sans signification, nous venons de le dire, mais encore avec un prodigieux mécanisme de répétition, de ressassement, de redondance. Apparaît-il par extraordinaire une idée neuve (je dis bien idée, non pas pensée, il n’y en a plus ! ni compréhension, ni authenticité !), mille livres aussitôt surgissent pour la répéter (à condition qu’elle soit dans le courant conformiste de désagrégation), nous vivons dans un univers de répétition indéfinie que nous croyons invention, nouveauté, inauguration, mais, dans notre ignorance générale nous imaginons, que, à l’image des sciences exactes et des techniques, on pense de plus en plus et on vit de plus en plus. Quand on a dépouillé des magies d’un langage pseudo-scientifique ou des obscurités d’un langage désintégré ce que nos sociologues, psychologues, psychanalystes, marxistes, historiens (car l’histoire, elle aussi, s’est vouée à l’obscurité), romanciers, poètes veulent dire, on est atterré de l’inanité, de la vacuité, de l’inconsistance de ce dit, et l’on aperçoit qu’il y a seulement un immense ressassement, tout cela est déjà parfaitement connu, était depuis longtemps entré dans la banalité. Cette impuissance à innover autrement que dans le jeu des signes (non pas des symboles !) marque pour moi la fin de l’Occident. Fin de la raison, fin de la prise de conscience et de l’autocritique, fin de la liberté, fin de l’individu. Et je sais qu’avec une belle désinvolture ceux que j’attaque ici, et qui ne me liront jamais, diraient « Tout cela en effet nous est bien indifférent, ce sont de simples inventions culturelles sans réalité objective et l’Occident que voulez-vous que cela nous fasse ? Nous sommes fils de personne. » Je préciserai : Nous sommes Rien, fils de Personne… simple répétition d’un écho qui s’affaiblit, simple mouvement de particules browniennes qui n’existent pas en tant que telles, mais seulement par la trace que l’on peut détecter un millième de seconde et s’éteint aussitôt. Les responsables de ce qui fut le legs de l’Occident ont pris l’air bravache pour dire que cela ne les concerne plus. Or, l’Occident ne peut vivre de Rien, et ce ne sont pas les politiques, qui le feront vivre, ni les économistes ; le profond équilibre, l’étonnante réussite que j’ai essayé d’évoquer touche à sa fin par la seule faute de ceux qui n’ont pas su, pas été capables de la ressaisir, et il s’agit bien de tous les intellectuels d’aujourd’hui. Tous sans en excepter un. Tous ceux qui ont un nom et qui parlent. Les créateurs du Mythe. Mais ce sont les mythes de la Mort qui seuls aujourd’hui parlent à notre folie. Fin de l’Occident. Mais ce n’est pas forcément la fin même du Monde.

* Quand Jupiter veut perdre un homme, il lui ôte la raison.

Trahison de l’Occident, Calmann-Lévy, 1975,
rééd. PRNG, 2011.

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