Neutralité

«État d'une puissance neutre entre deux ou plusieurs puissances qui sont en guerre.» C'est le premier sens que donne Littré. Nous sommes avant 1877. Le second sens est le suivant:«par extension, abstention de ceux qui ne prennent point de parti dans des questions, dans des différends.» Le troisième sens auquel s'arrête Littré est emprunté à la chimie. «qualité que possède un corps de n'avoir ni les caractères de l'acidité ni ceux de l'alcalinité.»

Dans lun article récent du Trésor de la langue française, le second sens de Littré devient le premier et le premier, la neutralité en cas de guerre, est relégué à la fin de l'article. Le TLF distingue d'abord la neutralité d'une personne, puis celle d'un État. Il y est question du principe de neutralité:«Il signifie que les services publics de l'État ne doivent faire aucune distinction entre les usagers selon leur religion, leur race ou leur sexe.» À partir de 1882, année de la promulgation de la loi sur la neutralité de l'école publique en France, le mot neutralité prend de l'importance : «neutralité scolaire, de l'enseignement. Principe selon lequel l'enseignement doit être neutre, ne doit favoriser aucune confession religieuse, aucune opinion philosophique, politique dans les établissements publics.»

Il est ensuite question de la neutralité en littérature: «caractère neutre, impersonnel, impartial, sans relief du ton, du style, d'un récit, d'un discours, d'un rapport»; dans les Beaux-Arts:«absence apparente d'expressivité émotive, style neutre, impersonnel.»


L'attitude neutre du psychanalyste est aussi citée en exemple et un sens nouveau est ajouté: «condition, position intermédiaire entre deux états. «La cessation de la douleur, qui n'est un plaisir que par contraste, un plaisir de relâche, se résorbe peu à peu dans la neutralité affective.» (Ricoeur, Philosophie de la volonté, 1949, p.102)

Essentiel

La neutralité semble être une chose positive dans le cas de l'État et de la science et négative dans le cas de la littérature, de la philosophie et des Beaux-Arts. Bayle, cité par Littré, rappelle «que les premiers [aristotéliciens, stoïciens et épicuriens] étaient des gens fort décisifs; ils fuyaient la neutralité et l'équilibre entre deux opinions probables, et ne manquaient jamais de prendre parti.» La neutralité est le propre d'une pensée épuisée. Et le simple mot neutre appliqué à un tableau, une musique, un film en détourne à jamais. L'institution la plus neutre est heureusement remplie de personnes qui ne le sont pas toutes au même degré, ce qui explique pourquoi l'État neutre ne neutralise pas complètement tout ce qu'il touche. L'Encyclopédie de l'éducation, cité par le TLF précise que «le maître peut montrer sa personnalité, mais en s'efforçant de ne pas troubler l'esprit de ses élèves en ce qui touche leur vie confessionnelle, au respect qu'ils doivent à leurs parents, à leur patrie, aux lois.»

Enjeux

La neutralité à l'égard des opinions et des confessions religieuses soulève bien des questions. Est-elle seulement possible? Pascal en doutait si l'on en juge par la citation retenue par Littré: «Qui pensera demeurer neutre [entre le scepticisme et le dogmatisme] sera pyrrhonien par excellence; cette neutralité est l'essence de la cabale (pyrrhonienne); qui n'est pas contre eux est excellemment pour eux.»

Pyrrhon était un sceptique. Notons au passage que Pascal identifie la neutralité d'une personne au scepticisme. On peut toutefois adhérer au principe de neutralité de l'État sans être sceptique. La neutralité n'est pas alors une position philosophique mais une stratégie politique: on prend ce moyen pour assurer l'unité de l'État dans un contexte pluraliste. Même dans ce cas toutefois, la neutralité enferme un jugement qui la rapproche du scepticisme. Déclarer un État ou un enseignement neutre à l'endroit des opinions philosophiques ou des confessions religieuses équivaut en pratique à mettre toutes ces opinions et toutes ces confessions sur un pied d'égalité. De là à renoncer à les comparer pour en établir la valeur respective, il n'y a qu'un pas que bien des gens franchiront.

Ils le franchiront d'autant plus allègrement qu'ils auront le sentiment d'aller dans la direction que leur indique la science, laquelle est aussi neutre à l'égard des opinions et des confessions. On remarquera que les écrits des fonctionnaires sont neutres comme les rapports des scientifiques.

Synthèse

Proche du scepticisme sur le plan intellectuel, la neutralité est aussi proche de l'indifférence sur le plan affectif. Par où l'on voit qu'elle est intimement liée à la liberté qui domine aujourd'hui, celle qui est définie par le choix. Ce n'est pas par hasard que Descartes l’appelle « liberté d'indifférence ». La personne qui est animée par des convictions et des certitudes fortes ne choisit pas, elle se laisse attirer par ses convictions et ses certitudes. Plus elle se rapproche de la neutralité, de l'indifférence, plus il lui est possible, voire nécessaire de choisir. La liberté (ou l'illusion de la liberté) et la neutralité se renforcent ainsi l'une l'autre, au grand avantage de la société de consommation et au détriment du sens.

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