Monsieur Badin.
- Si, monsieur; vous raillez. Vous êtes comme tous ces imbéciles qui trouvent plaisant de me taper sur le ventre et de m'appeler employé pour rire ! ... Dieu vous garde, Monsieur, de vivre jamais un quart d'heure de ma vie d'employé pour rire !
Le Directeur, étonné.
- Pourquoi cela ?
Monsieur Badin.
- Ecoutez, Monsieur. Avez-vous jamais réfléchi au sort du pauvre fonctionnaire qui, systématiquement, opiniâtrement, ne veut pas aller au bureau, et que la peur d'être mis à la porte hante, poursuit, torture, martyrise, d'un bout de la journée à l'autre ?
Le Directeur.
- Ma foi, non.
Monsieur Badin.
- Eh bien, Monsieur, c'est une chose épouvantable, et c'est là ma vie, cependant. Tous les matins, je me raisonne, je me dis : "Va au bureau, Badin ; voilà plus de huit jours que tu n'y es allé !" Je m'habille, alors, et je pars ; je me dirige vers le bureau. Mais, ouitche ! j'entre à la brasserie ; je prends un bock... deux bocks... trois bocks ! Je regarde marcher l'horloge, pensant : "Quand elle marquera l'heure, je me rendrai à mon ministère." Malheureusement, quand elle a marqué l'heure, j'attends qu'elle marque le quart ; quand elle a marqué le quart, j'attends qu'elle marque la demie !...
Le Directeur.
- Quand elle a marqué la demie, vous vous donnez le quart d'heure de grâce...
Monsieur Badin.
- Parfaitement ! Après quoi je me dis : "il est trop tard. J'aurais l'air de me moquer du monde. Ce sera pour une autre fois !" Quelle existence ! Quelle existence ! Moi qui avais un si bon estomac, un si bon sommeil, une si belle gaîté, je ne prends plus plaisir à rien, tout ce que je mange me semble amer comme du fiel ! Si je sors, je longe les murs comme un voleur, l'oeil aux aguets, avec la peur incessante de rencontrer un de mes chefs ! Si je rentre, c'est avec l'idée que je vais trouver chez le concierge mon arrêté de révocation ! Je vis sous la crainte du renvoi comme un patient sous le couperet !... Ah ! Dieu !...
[...]
Le Directeur, ému.
- Eh bien ! mais, venez au bureau, monsieur Badin.
Monsieur Badin.
- Impossible monsieur le Directeur.
Le Directeur.
- Pourquoi ?
Monsieur Badin.
- Je ne peux pas... ça m'embête.
Le Directeur.
- Si tous vos collègues tenaient ce langage...
Monsieur Badin, un peu sec.
- Je vous ferai remarquer, Monsieur le Directeur, avec tout le respect que je vous dois, qu'il n'y a pas de comparaison à établir entre moi et mes collègues. Mes collègues ne donnent au bureau que leur zèle, leur activité, leur intelligence et leur temps ; moi, c'est ma vie que je lui sacrifie.
Désespéré
Ah ! Tenez, Monsieur, ce n'est plus tenable.
Le Directeur, se levant.
- C'est assez mon avis.
Monsieur Badin, se levant également.
- N'est-ce pas ?
Le Directeur.
- Absolument. Remettez moi votre démission ; je la transmettrai au Ministre.
Monsieur Badin, étonné.
- Ma démission ? Mais, Monsieur, je ne songe pas à démissionner ; je demande seulement une augmentation.
Le Directeur.
- Comment, une augmentation !