Asbestos

Ville natale de l'auteure Pauline Michel

Une carrière de silence

 

(Nouvelle située à l'époque de la grève d'Asbestos, extraite du livre de Pauline Michel, Frissons d'enfant, XYZ Éditeur, Montréal, 2006.)

 

— Tu n’écoutes pas ! m’accusait mon professeur. À quoi penses-tu ?

J’étais ailleurs…

Pendant trois jours, elle avait tout fait, ma grande sœur. Elle avait crié, hurlé, pleuré. Son fiancé était mort et enterré. Elle n’avait plus que l’énergie de trembler. Elle avait enlevé sa bague de fiançailles, l’avait déposée dans son écrin qui fit un bruit sec quand elle le referma. Une détonation, un coup de feu venait de toucher mon enfance en plein cœur. C’était ma première mort. Je l’ai enfouie au plus profond de ma mémoire.

Comme lui, son fiancé, touché en plein cœur, traversé par une perforatrice au fond d’une mine. Transpercé…

Un grand trou au creux du ventre, de la vie, de la terre où on glisse les cercueils.

Un gouffre. Un espace définitivement fermé comme des paupières de mort.

Une disparition subite. Fatale.

L’enfant que j’étais n’écoutait plus.

Le fiancé de ma sœur avait une beauté noire, une âme de miroir où chacun pouvait voir ses propres secrets, ses plus beaux rêves. Il m’accordait le droit d’exister… Plus encore. Pour lui, j’étais une nécessité, une fillette adorable dans l’expression de son besoin d’amour. Il m’en comblait. Je l’adorais.

Son absence s’est mise à m’envahir, à perforer ma conscience. Je m’agitais, je parlais sans arrêt pour résister à la mort qui m’attirait. Pour résister au silence et à l’immobilité qui la définissaient dans ma tête d’enfant.

— Tu as fini de bouger ? Va au tableau et écris la lettre o !

Face au tableau, je n’écrivais rien.

— As-tu compris ce que je t’ai dit ?

— Oui, mademoiselle. J’écris une lettre, vous ne la voyez pas ? J’écris une lettre au silence. Au silence où il est tombé comme dans un trou noir. Dans le noir, on ne voit pas mais la lettre est là !

— De quoi parles-tu ? Retourne à ta place ! Tu n’écoutes jamais ce qu’on te dit !

Je n’écoutais bien que les pas de mon père et de mon frère descendant l’escalier pour aller travailler. Cet escalier me semblait tourner, tourner, tourner en colimaçon jusqu’au centre de la terre où sombraient leur belle jeunesse et leur liberté.

Sous la terre, ils disparaissaient sans mourir. Ils bougeaient, mangeaient comme des vivants. Cette image m’obsédait…

— Tu gigotes comme un ver de terre ! Veux-tu te calmer ?

Quand je m’approchais de la table, je savais qu’ils ouvraient une boîte de métal blanc pour prendre des sandwichs trop froids. Ça me coupait l’appétit d’imaginer qu’ils mangeaient peut-être à côté de celui qu’on y avait enseveli. Je me souviens encore de sa peau trop froide sous ma main… Sa peau aussi blanche que le satin.

— Mange ! Ton repas va être froid, me dit ma grande sœur au visage amaigri.

Nos yeux qui se croisaient en disaient long sur notre peine. Sur notre descente aux enfers…

Je n’étais jamais nulle part ailleurs que là, dans ce lieu souterrain où se côtoient les morts et les mineurs.

 

Je n’étais jamais là où se promenait mon corps. Ni à la maison. Ni à l’école. J’étais là où vivaient mon père et mon frère et où dormait mon « futur » beau-frère, ces trois hommes sans avenir… Je vivais comme eux au fond de la terre.

Un soir qu’il rentrait du travail, fourbu, mon grand frère me dit :

— Je veux t’offrir des cours de danse ! Tu danses si bien…

Je ne rêvais qu’à ça, danser, lancer des mouvements souples et harmonieux dans l’espace soudain rempli de la beauté, de la gratuité du geste. Mais je dis non. « Je ne danserai pas sur la terre quand tu souffres en dessous », pensai-je…

Je refusai aussi les cours de chant, de dessin, de théâtre. Sans lui expliquer pourquoi. Au fond de moi, je me disais : « Je ne lancerai pas ma voix sur la terre quand le silence des mines te rend muet. Je ne réveillerai pas les couleurs éclatantes du monde quand tu vis dans le noir. Je ne prendrai pas les rôles de plusieurs vies quand tu ne peux même pas vivre la tienne. Pour me déculpabiliser, je ne ferai rien de ma vie… »

Les images superposées de celle qui s’amuse sur la terre quand un autre crève de peine en dessous me paralysaient.

— J’aimerais ça t’entendre chanter quand je reviens du travail. T’écouter réciter tes poèmes ! Ça me ferait du bien, tu sais…

J’ai répondu à son besoin sans accepter les cours qu’il m’offrait, payés par la sueur indélébile des mines.

Je faisais tout par instinct. Je n’avais qu’à fermer les yeux pour voir se dessiner des mouvements, des mots, des histoires, des disparitions brutales et des apparitions magiques. Je sortais de là comme d’une boîte à surprise ! Je bondissais au lieu d’agir. Je sautillais au lieu d’avancer, retenue à la base par un ressort d’angoisse trop longtemps contenue. Ce ressort avait la forme d’une vrille entrée dans la chair pour la déchirer. J’étais vrillée…

Au bout du ressort s’agitait un fantoche coloré que personne ne soupçonnait d’être aussi blessé. Ce qui semblait des élans d’enthousiasme n’était que des spasmes de mort. Un joyeux maquillage tracé avec du sang… Tout le monde s’y laissait prendre. Le fantoche y compris.

L’énergie me venait d’une source cachée dans le secret de la terre où dort la mort, où devrait germer la vie.

Le fantoche s’agitait pour déstabiliser le désespoir. Pour distraire ceux qui se meurent d’ennui à la surface de la terre parce qu’ils savent trop ce qui se passe en dessous.

Je répondais à chacun des déclics. À chacun des signaux donnés par les autres. Une demande, un reproche, une accusation, un bruit inattendu, un coup de claquoir et je bondissais en dehors de la boîte noire à peine plus grande que la boîte à lunch où reposaient les sandwichs froids des mineurs affamés. Nourrir les rêves me devenait vital. À même les illusions. Même avec l’énergie du désespoir.

Je sautais dans la vie des autres avec de grands éclats de joie fausse. Imprévisible. Incohérente. Désarticulée. Excessive de m’être trop réprimée, refoulée.

Vivre en dessous de soi-même exige trop… Vivre dans cet ailleurs, cet en-dehors-de-soi que je m’étais assigné comme lieu d’ascèse.

— Tu es encore dans la lune ! me reprochait-on.

Pas dans la lune. Dans la pierre…

Je suis aussi dans le soleil d’un matin de juillet.

Le jeune voisin chantait en se rendant au travail. On l’appelait Gazou parce qu’il gazouillait tout le temps. Pour lui, la vie et l’amour étaient des jeux merveilleux. Il vivait en dehors des lois étroites de la morale et du devoir.

Il chantait comme s’il était libre et heureux ! Je n’ai plus jamais entendu sa voix. Mon frère m’a dit qu’elle s’était tue pour toujours après un cri déchirant.

— Va au tableau noir et écris ce que je viens de dire, insistaient tour à tour les professeurs à mesure que je grandissais.

Je restais immobile, face au tableau. Silencieuse près de la craie et l’ardoise.

Le temps passait. On dynamitait la mine à heure fixe. Pourtant, toujours, je sursautais.

Une détonation ! Une déchirure dans le ventre…

J’avais en horreur toutes les mines. Je prenais en pitié tous ceux qui creusaient, couverts des odeurs de la misère, de la résignation. Toujours à surveiller leur souffle pour ne pas qu’il soit le dernier.

J’aurais voulu les entourer d’amour, leur faire oublier la profonde injustice de leur situation. Ils gagnaient le pain de gamines comme moi, dépourvues du pouvoir de les soulager d’une condition qu’ils commençaient à contester à force de morts répétées.

Arrêt brusque des détonations. Fin du dynamitage ! Commençait la grève des crève-la-faim.

La grève d’Asbestos.

Les coups de matraque !

Des policiers armés frappaient les mineurs révoltés, fracassaient le crâne des amis de mon frère, de mon père. Dans le journal, on voyait leurs visages ravagés de coups. Ces hommes fiers sortaient de leur trou, se levaient pour réclamer leurs droits et on les brisait comme les jouets du mauvais destin de gens nés pour un petit pain. Un petit pain noir. « Il faut bien manger son pain noir le premier »… L’injustice me donnait le dégoût.

Coups du destin !

Bruit sec de l’écrin refermé sur les promesses impossibles. Je l’ouvris, cet écrin, pris le jonc de fiançailles, le glissai à mon doigt pour me fiancer à la mort personnifiée par le visage magnifique du disparu…

La vie avait rendu celui de ma sœur inconsolable.

— Répète la question que je viens de te poser, me dit le professeur.

— Laquelle ?

— Toi, on dirait toujours que tu sors d’une boîte à surprise !

— Vous m’avez demandé : « Qu’est-ce qu’un ressort ? » Et je ne le sais pas. Je n’en ai plus. La boîte à surprise est brisée. Le ressort du fantoche est cassé. Je ne pourrai plus vous amuser…

— Cesse de dire des bêtises et va au tableau.

Encore une fois, j’obéis. Je pris la craie noire de la sueur de toutes les mines et me mis à écrire. Noir sur noir. À dessiner ma vie sur l’ardoise. Noir sur noir. Comme l’œil d’un aveugle collé sur la nuit.

Ainsi commença ma carrière de silence où s’engouffraient mes mots.

Face à un tableau.

Au bord du gouffre creusé entre l’ardoise et la craie. Un grand trou où tombent les mots jamais dits. Là où les lèvres se ferment à jamais avant de dire l’essentiel murmure de vérité qu’est une vie.

Dans la carrière du silence, il ne faut pas trop creuser.

Vaut mieux m’arrêter. Remonter à la surface. Sans le ressort de cette énergie dure pour surprendre et amuser.

Le fantoche repose en paix. Une femme naît de lui et fait ses premiers pas en dehors de la boîte à surprise pour trouver la beauté du jour après ces années de nuit. Après cette longue noirceur souterraine…

J’avance pas à pas, espérant trouver mon double de lumière et une sœur en train de peindre sous le soleil. Et qui sait, peut-être des mineurs en train de manger leur pain blanc et doré au premier plan du tableau où jaillissent les couleurs éclatantes de la vie.

J’avance en admirant les femmes qui font des carrières de mots. Avec des crayons à la mine de plomb qui se transforment en rayons lumineux qui dansent et dessinent des arabesques sur des feuilles, comme des milliers de joncs d’or qui les fiancent à l’espoir.

Ce sont elles qui me forcent, maintenant, à sortir de ma carrière de silence…

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