Gouzes André

1943

On peut dire d'André Gouzes qu'il charme par son chant, comme jadis Orphée, aussi bien les pierres et les animaux que les hommes. Dernier de quatre enfants, il est né en 1943, à Brusque, dans le Sud-Aveyron, un pays où «il faisait chrétien comme il fait jour, »et «où les hommes sont frères des rapaces qui tournoient dans le ciel, libres ». 1Grâce à sa mère, il aura plutôt la sensibilité de la grive, cet oiseau qu'on entend plus qu'on ne le voit, car il trouve sa voie et sa voix dans l'obscurité et le silence de la forêt. Sa mère éveilla chez lui un goût pour la beauté, celle de la musique en particulier, qui devait orienter sa vie.

Cette mère exceptionnelle, il la perdit à onze ans et fut touché profondément par ce malheur. «Pour un enfant la mort d'un père ou d'une mère est une amputation. Il faut vivre ainsi mutilé jusqu'à son âge d'homme. Sa mère eut tout de même le temps de lui donner le goût de la musique à lui et son frère Jean, qui devint directeur d'une chorale à Montpellier.»2

À Brusque même, il fréquenta un collège tenu par les Pères du Saint-Sacrement. «A cette époque, note-t-il, le souci de compétitivité effrénée qui marque les générations actuelles n'avait pas encore cours. Les pères savaient nous faire perdre du temps, pour chanter, courir la campagne, explorer la nature ou jouer.3


André Gouzes joua beaucoup, et courut en plus la campagne au point de s'y perdre, avec sa troupe scoute, par une journée d'hiver exceptionnellement froide. Grand émoi dans le village et sauvetage de la troupe grâce à une mobilisation des habitants! Il désira très jeune devenir prêtre mais sans bien savoir quelle voie choisir. Celle des pères du Saint-Sacrement, qui semblait toute tracée, ne lui convenant pas, il entra à seize ans dans une Trappe cistercienne de sa région, il n'y resta que quelques mois porté par le grégorien mais affaibli par les rigueurs de ce monastère.

Il dut revenir à la maison, au grand déplaisir de son père qui ne voyait en lui qu'un bon à rien et qui répandait lui-même cette bonne nouvelle dans la commune. Si bien que le pauvre adolescent dut chercher le salut dans une fugue à la suite de laquelle et grâce à la tendresse de sa soeur son père s'adoucit.

Pendant les deux années suivantes, il fut surveillant dans un orphelinat de garçon à la frontière suisse. Les 250 F par mois d'argent de poche qu'on lui donna lui permirent d'acheter des vêtements, des livres et même de se payer des cours de latin. Il se préparait ainsi sans le savoir encore, à entrer dans l'ordre des Dominicains qui le reçurent à leur collège de Sorèze, puis à leur maison de Rangueil à Toulouse et enfin au Saulchoir à Paris. Il fit son service militaire en tant que professeur au lycée Stanislas de Montréal, où il demeura deux ans; deux ans pendant lesquels il fit, au moment même où s'effondrait la liturgie catholique, la découverte de la liturgie orthodoxe. «En arrivant au Canada, j'ai découvert que les Grecs orthodoxes se trouvaient très près de la communauté des frères dominicains. J'allais très souvent chez eux, puis, surtout, chez les Russes, renouant avec le monde slave, me nourrissant d'autant plus de leur spiritualité que les églises catholiques étaient en train de subir un vrai désastre. Les messes, sous prétexte d'ouverture au réel, devenaient désespérante de médiocrité liturgique et de désillusion critique. Elles avaient cessé d'être cet acte de confiance profonde tourné vers le mystère de Dieu. Moi, je trouvais un apaisement dans la liturgie orthodoxe où j'avais le sentiment d'aller à la rencontre de Dieu pour lui-même.[...] Ces profonds et mystérieux échanges entre mon catholicisme rouergat et cette grande tradition orientale m'ont fécondé, protégé de mes propres démons, fait comprendre la vacuité de cet antagonisme permanent, dans la culture occidentale, entre la morale et la foi, le volontarisme et le mystère. 4

André Gouzes prit donc le parti de la foi, du mystère et de la sensibilité, de l'esthétique, en opposition à une théologie abstraite, dans laquelle excellaient certains membres éminents de son ordre mais qui ne combla jamais tous ses besoins. Gardons-nous d'en conclure qu'il se détourna de l'intelligence. «J'avais lu, précise-t-il lui-même, les grands auteurs russes: Gogol, Pouchkine, Tolstoï, Dostoïevski, puis les mystiques, comme Séraphin de Sarov, Silouane. J'avais découvert les écrits de Boulgakov, le Verbe incarné et le Paraclet, cet ouvrage novateur sur le Saint-Esprit. Ce monde correspondait beaucoup plus à ma sensibilité profonde. 5


Une sensibilité que pendant toutes ses années d'apprentissage il ne cessa de nourrir de musique et de poésie, ce qui l'amena à créer cette musique sacrée qui porte sa marque en même temps qu'elle renoue, dans un étroit compagnonnage avec la langue française, avec l'inspiration d'où avait jailli le grégorien. Son œuvre principale, « La liturgie chorale du peuple de Dieu », représente un travail unique dans l'histoire de la liturgie chrétienne : un corpus liturgique de plus de 3000 pages, en langue française (traduite et adaptée en plusieurs langues européennes et en japonais) couvrant tous les temps liturgiques et composée sur des textes écrits par les Frères Daniel Bourgeois et Jean-Philippe Revel, moines apostoliques.

À Brusque en 1950, le grégorien était encore assez vivant, pour toucher les enfants: «Enfant, dans le pays, on avait les chantres de paroisse, des laïcs, qui avaient été formés par leurs aînés, et qui chantaient les mêmes motets grégoriens que nos ancêtres. Quand nous avons reçu, à Sylvanès, le congrès européen des abbayes cisterciennes, les congressistes m'ont demandé de leur organiser une sorte de fête pour célébrer notre rencontre. Je leur ai parlé de l'acoustique, des résonances de notre abbatiale. C'est un lieu qui résonne comme un corps humain. On en a l'inscription symbolique dans le volume, le matériau et la forme de l'édifice. La voix y est toujours dans la juste proportion. On n'a jamais besoin de forcer pour se faire entendre d'un bout à l'autre, du chœur à la nef. Ici, c'est lorsqu'on force la voix qu'on devient inaudible. C'est sur le registre médium qu'on entend chacun. Cette acoustique réclame de la clarté et non de l'hystérie dans la force. Je commence donc à chanter du grégorien pour qu'ils se rendent compte de la façon dont les accents et les inflexions résonnent et durent grâce à la sonorité des lieux. Les murs offrent aux notes une durée de résonance comme une chevelure à la comète. Il y a un impact, puis une trace. Le grégorien donne des impacts d'accents et l'acoustique transforme le son comme une chevelure de flamme joyeuse. Quand j'entends ces musiques dans des lieux aussi propices, je ferme les yeux, je suis dans la nuit des galaxies, je gamberge! Je leur chante une version mozarabe des Lamentations de Jérémie. À ce moment là un vieux du pays était dans l'assistance. Jean, quatre-vingts ans, beau comme un jeune homme. Il connaissait par cœur des pages entières de grégorien. Il se lève et dit: André, ce que vous chantez, je le connais! Vous voulez que je vous le chante? D'accord, chante-le à tous nos amis. [...] Les gens ont applaudi à tout rompre. Ils m'ont dit: «Mais c'est un miracle, cet homme venu du passé pour nous restituer le plain chant du Moyen Âge.»C'est ça la mémoire de la liturgie, immuable.» 6

À ce moment, la rénovation de l'abbaye de Sylvanès, était déjà avancée. Elle avait commencé en 1975 dans ce qui fut le dernier moment d'incertitude dans la vie d'André Gouzes. Les Dominicains de Toulouse l'avaient autorisé à passer un an à Sylvanès pour se reposer et soigner ses cordes vocales. Il y est encore. Étrange cure que de passer un hiver dans des lieux insalubres. L'occasion qui lui était ainsi offerte de créer un pont depuis le grégorien vers un chant nouveau qui en soit digne lui donna un dynamisme qui ne l'a jamais quitté depuis. Et cet homme qui, à l'âge de dix-sept ans, ne semblait pas en mesure de pouvoir gagner sa vie fit preuve dans la rénovation de l'abbaye et dans l'organisation du festival d'art sacré d'un savoir-faire étonnant, rappelant celui des grands fondateurs d'ordres religieux, tel saint Bernard.

Sa reconnaissance à l'égard de l'Église orthodoxe russe fut telle qu'il fit en sorte que soit construite, près de Sylvanès, une église russe semblable à celles que l'on construisait déjà, en bois, au huitième siècle. L'église en question fut d'abord édifiée en Russie puis démolie, et les pièces ayant été marquées, reconstruites à proximité de l'Abbaye. L'ensemble du site comprend en outre Le Prieuré aux Granges, le Musée Auguste Zamoyski , le Centre international des rencontres culturelles et musicales. On y organise chaque année, sous la direction, de Michel Wolkowitsky, un ami et collaborateur de longue date d'André Gouzes, le Festival international pour le dialogue des cultures, des religions et des Hommes pour la Paix dans le Monde.

Au programme, à titre d'exemple:

Du 16 au 21 août 2010

CHANT DES CHRETIENS D'ORIENT
CHANT CLASSIQUE DE L'INDE
Le Monde des modes et les modes du Monde
animé par
Arnaud DIDIERJEAN

Yvan TRUNZLER, chant Dhrupad

 

Notes

1-André Gouzes, Sylvanès, Histoire d'une passion, Desclée de Brouwer, Paris 1991, p22

2-Ibid.p. 27

3-Ibid.p.33

4-Ibid. p.75

5-Ibid. p. 73

6- André Gouzes, Le Chant du coeur, Cerf, Paris 2003, p.105

 

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