Philosophie de Voltaire

Charles Renouvier
Il n'est pas douteux que l'incrédulité et l'athéisme ne fussent devenus très communs, avec les autres formes du «libertinage», dans le monde de la cour, à la fin du règne de Louis XIV. Ils tendaient de là à se répandre dans la bourgeoisie. L'explosion eut lieu sous la Régence. Voltaire, que son esprit merveilleux de saillie et de satire faisait accueillir et fêter par les seigneurs et les grandes dames, non sans danger pour sa sécurité, écrivit longtemps avant qu'elle fût publiée (elle le fut en 1732) cette Épître à Uranie Mme de Rupelmonde) qui est un éloquent abrégé des absurdités du système théologique courant. En 1734, dans ses Lettres philosophiques, plus souvent désignées sous le titre de Lettres sur les Anglais, qui furent brûlées publiquement et le forcèrent à s'exiler une seconde fois, il rapporta l'écho des choses de la société anglaise la religion laissée libre aux sectes et aux controverses des presbytériens, des sociniens, des antitrinitaires, des quakers; puis le Parlement, la limitation du pouvoir royal, les mœurs politiques; puis encore la libre philosophie, et une méthode nouvelle: la critique des idées innées par le sage Locke, faisant suite à l'inauguration de la méthode de l'expérience par le chancelier Bacon; l'attraction newtonienne, cette vérité démontrée, supplantant la chimère des tourbillons de Descartes; les belles découvertes en optique; enfin la littérature: Pope, les seigneurs qui cultivent les lettres, les académies, le génie de l'étonnant Shakespeare, la tragédie, la comédie, le commerce, l'inoculation, etc.

Il est remarquable que Voltaire ait manifesté, dès avant cette époque de ses débuts, ses sentiments de haine pour la superstition et le fanatisme par une œuvre satirique aussi malheureusement inspirée que le poème de la Pucelle; car cette erreur lamentable remonte à ses années de jeunesse, avant qu'il eût rien publié. Il la perfectionna plus tard et fut toujours très loin de la désavouer, si ce n'est officiellement. Pour en juger avec justice, il faut songer aux idées et aux institutions que l'auteur entendait bafouer, et non point à Jeanne d'Arc elle-même, dont Voltaire, ses amis et son milieu se contentaient de traiter légèrement le caractère. Ils n'en étaient point d'ailleurs exactement informés, comme nous le sommes, en notre âge de l'intelligente érudition et de l'histoire profondément pénétrée. Rien ne les obligeait alors, dans leurs jugements sur le miracle, à distinguer les produits de l''imposture ou de la folie d'avec l'ardente et pure foi religieuse et l'exaltation patriotique. La critique de ces choses n'avait pas encore été faite; la psychologie n'était pas entrée dans l'histoire.

En même temps que les Lettres philosophiques, comme si une sorte d'instinct le guidait à l'attaque de ce qu'il y avait de plus profond et de plus capable de résistance dans les apologies du christianisme, Voltaire publia ses premières Remarques sur les Pensées de Pascal. Il ne fit que les compléter, quarante ans plus tard, à l'occasion d'une édition des Pensées, donnée par Condorcet. Il prit, pour sa réfutation, l'attitude de l'optimisme, en son jugement sur la condition de l'homme, et cela de bonne foi, très certainement, à la première de ces deux époques (le Mondain est de 1736), quoiqu'il fût devenu très pessimiste à la seconde (1776). Il contesta le fait de la «misère de l'homme», il soutint que l'homme n'est pas «une énigme», qu'il est ce qu'il doit étre. Ses remarques visent au simple bon sens, avec de l'étroitesse, et non sans montrer de la mauvaise volonté à comprendre la pensée principale qu'il veut combattre. La partie qui regarde la célèbre thèse du pari de Pascal est faible. Condorcet trouva, comme mathématicien, des raisons plus topiques à y opposer. Au reste ce n'est point à Pascal lui-même qu'on en veut. On attaque en sa personne une des forteresses de l'ennemi.

Dans l'ordre des idées de cette période, il faut mentionner deux ouvrages de genre bien différent: les Éléments de la philosophie de Newton (1738) et la tragédie de Mahomet (1741). Les Éléments sont une attaque dirigée contre le cartésianisme, surtout et au fond contre les doctrines orthodoxes liées au «monde de Descartes». Ce livre, suffisamment exact pour une œuvre d'amateur dans les sciences, ajouta à la renommée grandissante de Voltaire l'autorité qu'on accorde aux penseurs capables d'aborder les problèmes de difficile accès. La tragédie de Mahomet, audacieusement dédiée au Pape, est une œuvre qui témoigne à la fois de la nature de la propagande entreprise contre le principe psychologique et historique des religions révélées, et de l'inaptitude de l'auteur à comprendre le mobile religieux de l'âme. Mahomet lui échappe entièrement, comme Jeanne d'Arc. Nous ne prétendons pas ici rapprocher ces deux grandes personnes. Elles ont cependant, aux yeux du psychologue, un trait commun du plus haut intérêt, à côté de tant de sortes de différences. Mais certaines émotions et certaines aspirations sont un monde complètement fermé à Voltaire: il ne se doute même pas de ce que c'est. Son œuvre d'historien, si brillante de toutes les qualités de l'esprit, atteindrait, sans ce grave défaut, à une incontestable supériorité philosophique. L'Essai sur des mœurs serait pour tontes les parties où les documents n'ont pas manqué à l'auteur un ouvrage de premier ordre. On y trouve, tel qu'il est, plus de justes et rationnelles appréciations des grands faits de l'histoire, que chez les illustres historiens de notre siècle, qui tous ou presque tous ont été conduits par la méthode déterministe, qu'ils ont embrassée, à justifer, honorer, et en tout cas légitimer comme partie intégrante d'un ordre général de faits ce que le passé a de plus odieux.



Ni dans sa jeunesse, ni plus tard, Voltaire philosophe ne se montra aussi opposé aux doctrines plus ou moins alliées à la religion, qu'il le fût de tout temps à la religion elle-même. Son Traité de métaphysique (de 1734, bien que publié pour la première fois dans ses Œuvres de l'édition de Kehl) nous le montre s'inspirant de Locke, et même de Clarke, pour la démonstration de l'existence de Dieu. Il suit Locke, sur l'origine sensible des idées et sur le caractère négatif de l'idée de l'infini. il considère l'âme comme une faculté de penser, mise par Dieu dans une partie du corps, et regarde sa mortalité comme vraisemblable. Cela est encore assez loin, vu surtout le déisme qui domine l'ouvrage, d'un matérialisme radical. Sur la question du libre arbitre, il y a de la confusion et de l'équivoque, avec des traits marqués d'intelligence, et, somme toute, un sentiment net de l'existence des contingents; comme au surplus dans ses lettres, du même temps, au prince royal de Prusse, où il plaide la cause de la liberté. Une partie du Traité de métaphysique est consacrée à la morale: Voltaire y soutient la thèse de l'homme naturellement bienveillant et sociable, animé par l'amour-propre et par d'autres passions, toutes bonnes quand elles ne sont pas perverties. Le chapitre de la vertu et du vice est empreint d'un caractère utilitaire plus net et plus cohérent qu'on ne le trouve dans l'école du sentiment, dont il avait dû (vers 1730) recevoir des leçons en Angleterre. Les lois, y est-il dit, sont partout fondées sur l'utilité, et variables avec elle. La plus grande des utilités est de leur obéir. Elles constituent, après nos mobiles naturels, après la raison, l'amour-propre et la bienveillance, notre seul principe de conduite; nous les violons à nos risques et périls.

On ne voit pas pourquoi cette simple exposition d'idées, peu recherchées mais nettes, occuperait dans l'histoire de l'éthique au XVIIIe siècle un rang inférieur à la morale de Hutcheson, ou même à celle de Hume qui vint plus tard et qui est si mal coordonnée. Le principe de l'approbation, introduit par ces auteurs et par Adam Smith dans la considération de la conduite que les hommes regardent comme vertueuse, ne renferme pas la plus légère avance à nous fournir la définition de ce que c'est en soi qui mérite l'approbation; et c'est pourtant là l'unique élément psychologique dont ils aient tenu compte, outre la bienveillance et l'utilité, comme mobiles.

Le second ouvrage de philosophie proprement dite de Voltaire, et cette fois publié par lui, mais très postérieur pour sa composition (1766), est le Philosophe ignorant. L'auteur commence par une déclaration d'agnosticisme touchant les premiers principes. L'absence d'idées innées nous condamne à l'ignorance, dit-il, sur ce que l'expérience ne peut nous faire connaître, c'est-à-dire sur la substance de la matière, sur celle de l'esprit, sur le fondement de nos facultés. Parmi ces dernières, examinant la volonté, il se prononce contre l'existence du libre arbitre, et embrasse l'opinion contraire à celle qu'il avait suivie dans sa jeunesse: «Suis-je libre? Je lus Locke et j'aperçus des traits de lumière; je lus le traité de Collins, qui me parut Locke perfectionné, et je n'ai jamais rien lu depuis qui m'ait donné un nouveau degré de connaissance.» Il a appris d'eux que la volition suit la dernière idée, que les idées sont nécessaires et que rien ne se produit sans cause; donc point de liberté. Au sujet de Dieu, il maintient à la fois l'éternité du monde et l'Intelligence suprême, qui a tout ordonné: «Tout ouvrage suppose un ouvrier»; et il donne son approbation aux arguments de Bayle contre le système de Spinoza, qui bien véritablement, et sauf à entrer en contradiction avec lui-même, fait de Dieu un être composé de parties. Spinoza est un athée réel, parce qu'il nie toutes causes finales. D'autres systèmes, selon Voltaire, essaient infructueusement de résoudre le problème de l'univers, au delà de ce que l'argument déiste permet d'en pénétrer. Il rejette en particulier l'optimisme leibnitien, et oppose au «meilleur des mondes possibles» un tableau satirique du monde. Le roman de Candide avait déjà paru depuis plusieurs années.

La partie morale du Philosophe ignorant est remarquable en dépit, ou plutôt à cause de la contradiction où Voltaire se laisse aller, continuant, d'une part à rejeter les «idées innées», admettant que l'idée de la justice s'acquiert, comme toute autre notion, et la déclarant, d'une autre part, «si naturelle, si universellement acquise par tous les hommes, qu'elle est indépendante de toute loi, de tout pacte, de toute religion». On ne voit plus, d'après cela, comment cette idée pourrait être acquise, c'est-à-dire tirée d'une autre source que la propre nature de cet être à qui elle est naturelle. Aussi le philosophe ignorant reconnait-il que certaines de ses applications sont invariables: «Les idées du juste et de l'injuste sont aussi claires, aussi universelles que celles de santé et de maladie, de vérité et de fausseté, de convenance et de disconvenante». Ni le principe de l'utilité ni celui du sentiment n'interviennent plus dans cette reconnaissance de la loi morale, et c'est là une grande supériorité sur l'école anglaise tout entière. L'ouvrage se termine par des vues d'avenir tirées de l'universalité de la morale: on voit poindre «l'aurore de la raison»; le fanatisme sera vaincu; «la vérité ne doit plus se cacher».

La confiance de Voltaire dans les progrès de la raison, de la liberté et de la civilisation était chez lui fort sérieuse, d'autant plus qu'elle s'appliquait spécialement à la destruction de l'autorité obscurante et oppressive de l'Église. Il était loin de penser à une grande révolution politique, de croire à la possibilité d'une démocratie juste et éclairée, eeuvre d'un peuple élevé tout entier à l'intelligence et à la vertu, capable de se gouverner lui-même. Son espérance pouvait donc se contenter des perspectives qui naissaient alors du mouvement de l'esprit public et de la bonne volonté montrée çà et là par le gouvernement de Louis XVI.

Voltaire n'était nullement un croyant du Progrès comme le devint Condorcet, ou seulement comme l'était alors Turgot. On doit le classer nettement parmi les penseurs pessimistes, en ce qui concerne l'irrémédiable condition de l'humanité; ou du moins ses idées s'affirmèrent de plus en plus en ce sens, après les années de jeunesse, quand l'expérience eut réduit à leur juste valeur les appréciations épicuriennes de l'auteur du Mondain. L'auteur de Candide forma vers la fin de son siècle une exception remarquable à l'esprit optimiste qui, gagnant toujours et dominant, à mesure qu'on sentait l'Ancien Régime condamné, devait traverser la Révolution et ses réactions sans succomber, et se déployer dans le cours du siècle suivant jusqu'à l'extravagance.

Le troisième traité systématique de philosophie de Voltaire Il faut prendre un parti, ou le principe d'action (1772), est bien l'ouvrage de l'un des maîtres de Schopenhauer. On n'a jamais assez remarqué, en dehors du Candide, dont la forme géniale, ultra-humoristique et caricaturale, trompe le lecteur sur la profondeur du sentiment, à quel poïnt la vue de l'univers est poussée au noir dans les endroits où Voltaire se livre à son démon. L'attention du lecteur se porte aisément ailleurs. Le Principe d'action, au début de l'ouvrage, met en avant une doctrine d'unité de création et de direction de l'univers, qui doit, à la fin, recevoir une rude atteinte: c'est un Dieu, seul principe et moteur unique, non pas infini mais éternel, et dont les ouvrages sont éternels comme lui. Il a l'intelligence et la volonté, il est libre, mais sa nature est nécessaire. L'homme n'est pas libre, le destin enveloppe et régit tous ses actes: à cet endroit, la liberté de vouloir n'est pas seulement niée, elle devient pour le philosophe un objet de vive satire. Il attaque de la même manière, incisive et brillante, les imaginations communes touchant l'entrée et le siège de l'âme dans le corps: l'âme est, dit-il, un terme abstrait, tout comme ceux qu'on donne à ses facultés.

Voltaire passe de la question du libre arbitre à celle du mal, qui ne peut plus être imputé qu'à la nature, et, par conséquent, à son auteur, puisqu'elle en a un. Les chapitres qui renferment la description du mal dans l'ordre naturel et nécessaire des choses, dans le monde animal et chez l'animal appelé homme, sont d'une énergie saisissante. Schopenhauer a pu mettre en lumière de nouveaux traits profonds; ni lui ni Stuart Mill n'ont exprimé avec plus de force la vérité qu'ils sentaient. Voltaire ne manque pas de remarquer que de grands optimistes: Shaftesbury, Bolingbroke, Pope, ont été des hommes très malheureux; il aurait pu à sa liste ajouter Rousseau; il aurait pu aussi répondre à Rousseau, qui le considérait, lui, Voltaire, comme un homme heureux, qu'il n'était point vrai qu'il le fût, et qu'il manquât de bonnes raisons personnelles pour être pessimiste. Mais Voltaire n'était pas homme à écrire ses Confessions. Il y a là, une petite question psychologique qui aurait son intérêt.

L'insoluble problème amène, dans le Principe d'action, une suite de discours: d'un athée, d'un manichéen, d'un païen, d'un Juif, d'un Turc et d'un théiste. Ce dernier répond à tous les autres; il répond en supposant que «le bon Orosmaze, qui a tout fait, n'a pu faire mieux», et c'est là certainement accorder au manichéen quelque chose comme le fondement d'une vue dualiste. Si Voltaire avait voulu donner une conclusion ferme à l'ensemble de ses vues philosophiques, il n'aurait pu formuler qu'une doctrine manichéenne, puisqu'il croyait à un démiurge éternel, qu'il rejetait à la fois le libre arbitre, par lequel on a coutume d'expliquer l'origine du mal, et la vie future qui peut en renfermer la fin et les compensations, et qu'enfin il jugeait les conditions du monde injustifiables dans l'hypothèse d'un créateur bon et tout puissant.

La dualité du démiurge s'impose à tout philosophe qui, résolu aux deux négations, l'une sur l'origine humaine et libre du mal, l'autre sur un ordre de finalité pour les personnes, persiste à admettre une création du monde. Il serait plus naturel, en pareil cas, d'embrasser la doctrine de la substance éternelle, éternellement développante et développée. Voltaire s'en approchait beaucoup, croyant comme il le faisait, avec la théologie soi-disant naturelle, que l'existence actuelle implique celle d'un être éternel et nécessaire, et, avec le matérialisme, que rien ne s'oppose à ce que la matière soit le support des facultés intellectuelles, comme elle l'est des sensations selon la façon de voir la plus commune. Ces deux-opinions réunies convergent vers le panthéisme. Voltaire empêché d'y consentir, par la forte idée qu'il avait d'une intelligente Volonté comme impliquée par les lois de l'univers, et voyant dans ces lois l'ordre et le désordre mêlés, ne pouvait plus conclure qu'au dualisme moral. Il n'en faisait pourtant pas, cela se comprend, profession formelle, car il aurait eu à entrer pour l'explication de la limite du pouvoir créateur bon, en des hypothèses qu'il croyait interdites à la raison par l'obscurité du sujet.

Sur son attachement au déisme, sur son éloignement des vues optimistes en philosophie de l'histoire, et des illusions touchant la nature humaine et l'avenir de félicité des hommes, porte la grande distinction de Voltaire, au milieu de l'entraînement général de son temps, dont il est non seulement le participant, mais le chef. Sur ces mêmes points, nous appuyons un jugement très différent de celui qui a cours touchant les mérites de Voltaire comme penseur. Nous rendons hommage à la grande sincérité et à la très sérieuse personnalité de ses sentiments sur Dieu et le monde, en tenant compte de son insuffisance comme métaphysicien et de son asservissement aux deux puissants préjugés qu'il tenait d'une longue et presque universelle tradition philosophique, autant que de l'école de Locke, et nullement de la méthode et des réels principes de l'empirisme qu'il croyait suivre. Ce sont l'existence de la matière et la conception de Dieu comme nature éternelle. A prendre le philosophe dans son milieu d'instruction, Voltaire a fait un usage loyal des vérités métaphysiques premières qu'il croyait acquises, sans leur sacrifier sa forte conviction propre de la causalité démiurgique.

L'entraînement général dont Voltaire fut l'initiateur et le guide très ardent pendant un demi-siècle avait pour objet ce qu'on se mit un certain jour à appeler ouvertement l'«écrasement de l'infâme». L'Infâme, c'était l'Église, l'institution ecclésiastique, confondue, comme on y était autorisé par quinze cents ans d'histoire et par les lois du régime établi, avec le système de la foi de commande, sauvegardée par les supplices. Sachons ici dégager de toutes les considérations accessoires une question de fait très simple: il est certain que Voltaire, en qualité de grand coryphée de la libre pensée, grâce à l'irrésistible effusion des «lumières» et à la part que son esprit réclame dans la direction prise par la Révolution française, Voltaire a réellement «écrasé l'Infâme». car l'Église a été absolument incapable, depuis 1789, sous les régimes différents qui se sont succédé, de recouvrer la puissance d'éducation, d'inquisition, et de persécution à laquelle ses invariables principes ne lui permettent pas de renoncer de bonne foi. Qu'ensuite la guerre faite à l'Église ait entraîné le libre penseur à faire un bloc des bons et des mauvais éléments de la religion vue dans l'histoire, et à méconnaître la nature du christianisme primitif; on peut dire que cela fut naturel et inévitable sans être juste. Aux yeux de Voltaire, les crimes et les folies de la domination catholique font corps avec les autres pièces justificatives de son pessimisme historique. Il voit dans les fastes de l'humanité la reproduction continuelle des mêmes passions et des mêmes sottises, une puissance d'erreur dont les objets imaginaires ne gagnent pas à passer par différentes formes, et, n'apercevant l'action d'aucune grande loi, il croit trop volontiers aux grands effets des petites causes. Son étroite philosophie ne lui montre rien dans le christianisme qui puisse lui faire apparaître l'ère chrétienne sous un jour plus avantageux que les civilisations de l'antiquité. Ce qu'il voit de plus clair dans les suites de la fondation du christianisme, c'est que c'est une œuvre qui a fait périr des millions d'hommes. N'est-il pas encore occupé, simple homme de lettres, avocat improvisé des martyrs, à disputer aux bourreaux saceé, des victimes? Ne sait-il pas qu'un parti puissant de magistrats et de prêtres voudrait le torturer et le brûler luimême?

Le jugement de Voltaire sur les mérites de la Réforme fut altéré par plusieurs causes, bien quit ne pût que stigmatiser les persécutions exercées contre les protestants; mais il ne les voyait point eux-mêmes purgés du levain de l'intolérance; il ne pouvait pas être sympathique à leur austérité qui les rend souvent ennemis de l'art; le principe de la culture lui semblait à certains égards moins menacé dans le catholicisme. Toutes ces raisons lui déguisèrent la valeur morale de la Réforme et le peu d'importance relative de son côté anecdotique et de ses misères. Il est à peine besoin de dire que son appréciation de la personae de Jésus, en l'absence de toute critique scientifique ou tant soi peu sérieuse des documents évangéliques, dut varier selon sou humeur et devenir outrageante sous l'impulsion de la satire lancée. Il faut avouer aussi qu'il montra quelque chose de plus que de la mauvaise volonté et la passion de la lutte, dans cette satire des Écritures où il mit jusqu'à de la rage dans les dernières années de sa vie. L'absence du sentiment mystique et même de l'élévation, on a pu le dire, sont le faible indéniable de cet esprit si aiguisé et de cet homme très sérieusement bon.

L'ouvrage de cette époque où le christianisme est traité par

Voltaire avec le plus d'injure et de mépris est peut-être l'Examen important de Milord Bolingbroke (1767), et il ne laisse pas de s'y trouver des traits disséminés qui, diminués de valeur par ce mélange, n'ont eu qu'à être repris en des études d'un autre genre et des livres d'une autre forme pour s'établir comme des vérités acquises dans les esprits sans haine. Au reste, il est toujours facile de voir que l'objectif réel de la terrible attaque n'est point Jésus ou Paul, mais la religion dominatrice et cruelle, souillée de sang, corrompue dans ses dogmes, qui porte leurs noms sur sa bannière

«Les hommes sont bien aveugles et bien malheureux de préférer une secte absurde, sanguinaire, soutenue par des bourreaux et entourée de bûchers, une secte qui ne peut être approuvée que par ceux à qui elle donne du pouvoir et des richesses, une secte qui n'est reçue que dans une petite partie du monde, à une religion simple et universelle qui, de l'aveu même des christicoles, était la religion du genre humain du temps de Seth, d'Enoch et de Noé...

«Que mettrons-nous à la place? dites-vous: quoi! un animal féroce a sucé le sang de mes proches: je vous dis de vous défaire de cette bête, et vous me demandez ce qu'on mettra à la place ! Vous me le demandez, vous, cent fois plus odieux que les pontifes païens, qui se contentaient de leurs cérémonies et de leurs sacrifices, qui ne prétendaient point enchaîner les esprits par des dogmes, quine disputaient jamais aux magistrats leur puissance, qui n'introduisaient pas la discorde chez les hommes, vous avez le front de demander ce qu'il faut mettre à la place de vos fables! Je vous réponds: Dieu, la vérité, la vertu, des lois, des peines et des récompenses. Prêchez la probité et non le dogme. Soyez des prêtres de Dieu et non d'un homme 1.»

Note
1. Examen important de milord Bolingbroke, conclusion.

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