Du football américain au kemari japonais

Jacques Dufresne

« Nous savions qu'il (un joueur de l'équipe adverse) avait déjà subi quatre commotions cérébrales, la grosse affaire pour nous était de le sortir du jeu. » Mort ou vif. Ce commentaire s'impose. Il n'est plus permis de douter de la gravité des séquelles des commotions. Dans le kemari, c'est le ballon qui ne doit pas sortir du jeu...ni tomber par terre.

Qui me lira si je veux faire l'éloge de mon sport préféré, le kemari, l'ancêtre japonais de nos jeux de ballon actuels, selon certains experts? Pour donner quelque attrait à ce sport, il faut que je rattache mon propos au football américain, qu'il conviendrait d'appeler killball depuis que tous doivent admettre l'existence d'une pratique, une sorte de crime prémédité  consistant à prendre pour cible le joueur adverse le plus fragile celui, par exemple, qui a subi le plus grand nombre de commotions cérébrales. Jacquian Williams, un joueur des Giants de New-York a brûlé la mèche récemment. Commentant les erreurs, fatales pour son équipe, commises par l'ailier Kyle Williams des 49ers de San Francisco, le joueur des Giants a dit : « Nous savions qu'il avait déjà subi quatre commotions cérébrales, la grosse affaire pour nous était de le sortir du jeu.» Mort ou vif. Ce commentaire s'impose. Il n'est plus permis de douter de la gravité des séquelles des commotions.

Aux États-Unis on tolère tout dans ce sport de gladiateurs. De gladiateurs ou de saints? Il y a une équipe en effet qui porte ce nom : les Saints de la Nouvelle Orléans. Ils furent l'équipe martyre jusqu'à ce que, contre toute attente, ils gagnent le championnat il y a quelques années. Il avaient alors un saint comme joueur étoile, un quart arrière vedette ayant choisi de s'établir à la Nouvelle Orléans par solidarité après l'ouragan Katrina. De gladiateurs ou de génies? Est-ce à cause de ses origines universitaires ou en raison de sa nature même, ce sport a la réputation d'être intelligent, mais qu'est-ce  qu'une intelligence qui consiste à prendre pour cible le joueur adverse le plus fragile. Quand elle consiste à mettre ses froids calculs au service de la force brute, quand elle n'est en aucune manière éclairée par le bien, l'intelligence  humaine ne vaut guerre plus que celle qu'on attribue à une machine. On constate d'ailleurs que les équipes de foofball dont les joueurs sont reliées au chef par radio fonctionnent de plus en plus comme des machines, ce qui dans certaines universités assurent aux entraîneurs une réputation de demi-dieux. Un certain Joe Paterno, qui fut longtemps l'entraîneur de l'équipe de la Penn State University étaient beaucoup plus connu le campus que les prix Nobel...et il recevait un salaire plus élevé que celui du président alors que ses joueurs  n'avaient même pas toujours droit à une bourse. Ce mal s'aggrave. Le joueur  est un prolétaire alors que le salaire des entraîneurs continue d'augmenter. Il était en moyenne de 1,400,000 $ l'an dernier, au sommet de l'échelle à Ohio State et Texas State, le salaire était de 5,000,000 $ et plus. Ce sont sauf exception des universités publiques qui sont en cause, à un moment de l'histoire des États-Unis où l'État menacé de banqueroute. C'est dans leurs propres maisons d'enseignement que les Américains s'habituent à l'idée qu'un écart de 1 à 400 dans la rémunation est une chose normale.

Ceux qui ne veulent pas courir le risque d'une commotion cérébrale n'ont qu'à s'abstenir de pratiquer ce sport. Tel est le consensus aux États-Unis. La préméditation candidement avouée par Jacquian Williams a néanmoins provoqué une commotion dans l'opinion publique américaine. C'est ainsi qu'on a pu apprendre comment en 1905, le président Theodore Roosevelt avait sauvé ce sport qui était alors beaucoup plus violent qu'il ne l'est aujourd'hui, même si on ne le pratiquait que dans les universités. Il s'agissait de batailles de ruelles non réglementées. En 1905, dix-huit joueurs en sont morts. Diverses modifications aux règlements, dont l'autorisation de la passe vers l'avant, ont rendu à ce sport les apparences de la civilisation. Jusqu'au moment où les progrès de la science aidant, on s'est vraiment intéressé aux commotions cérébrales et à leurs séquelles. La violence jusqu'alors cachée est apparue au grand jour.

Les batailles de ruelles ainsi sublimées sont peut-être l'occasion d'une catharsis pour l'âme américaine. Il faut l'espérer : c'est le seul sens que peut avoir ce sport.

Me sera-t-il permis de chercher l'espoir du côté du kemari, ce sport sans gagnants ni perdants se pratiquant selon les rites les plus raffinés? Le football américain et ses gladiateurs attifés comme des Goldorak ont l'excuse d'être apparus au moment où le darwinisme triomphait sous sa forme la plus brute. Aujourd'hui, la coopération, dans la perspective des neurosciences notamment, apparaît comme la condition première du succès (relatif) de l'évolution. Et il devient de plus en plus clair que l'avenir en dépend encore plus que le passé.

Le Japon a l'art de combiner la conservation du plus lointain passé et l'innovation à la fine pointe de la technologie. Cest ainsi qu'il continue de cultiver la calligraphie à l'âge du clavier. Dans le domaine du loisir, il a su faire revivre le kemari.
Le kemari, un sport sans vainqueurs ni perdants, commence par une plantation d'arbres aux quatre coins d'un carré de 6 ou 7 mètres de côté: un cerisier, un saule, un érable et un sapin, chacun marquant dans l'ordre les quatre saisons et indiquant l'un des points cardinaux. Ce jeu était un rite sacré évoquant les rapports de l'homme avec la nature. Il consiste à maintenir le ballon dans l'air en le frappant du pied, comme s' il s'agissait d'expliquer comment la lune et le soleil peuvent se mouvoir dans le ciel sans tomber sur terre. Le ballon, fait d'une peau de daim, était si fragile qu'un coup de pied trop violent pouvait le faire éclater. Son diamètre était de 22 centimètres et il pesait entre 100 et 120 grammes. Il était recouvert d'albumine, de blanc d'oeuf et tantôt on l'aspergeait d'une poudre blanche mêlée de colle pour qu'il ressemble à la lune, tantôt on le teignait en jaune pour qu'il ressemble au soleil. Le ballon jaune et le blanc symbolisaient aussi le yin et le yang. D'excellents historiens, Allen Guttman entre autres, estiment que le kemari est devenu très tôt un jeu profane. Personne ne sait exactement quand les japonais commencèrent à jouer au kemari. Le premier document qui en fait état remonte à l'an 644 de notre ère. On tient pour acquis qu'il a été importé de Chine mais les règles du jeu chinois sont si différentes de celles du jeu japonais que cette thèse paraît contestable.

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