Que sont nos amis devenus?

Collectif
Ce texte, écrit à la fin des événements tragiques de 1994 au Rwanda, est l'oeuvre d'un collectif constitué de personnes qui, vivant sous la menace de représailles contre leurs amis demeurés au Rwanda, ont préféré gardé l'anonymat.
«J'ai bien connu, pour y avoir vécu quelques années, les magnifiques collines vertes et ondoyantes de cette Suisse de l'Afrique qu'est le Rwanda. La guerre ne m'a pas fait partir de force, cette guerre injuste, insensée et anachronique que des entêtés, soutenus par des pouvoirs délibérément obscurs, mènent depuis le 1er octobre 1990. Simplement, le coeur n'était plus au renouvellement des engagements...

Dans ce beau, très beau Rwanda, j'ai quelques bons amis, sincères et désintéressés, des Bahutus d'un peu partout, des Batutsis de par-ci et des Batwas de par-là. Toutes ethnies confondues, certains ont été tués et d'autres, Dieu merci, vivent encore. Mais pour combien de temps? Que sont-ils devenus et que deviendront-ils? Qu'est-il arrivé à ces cordiaux compagnons du pays au printemps éternel? Leur souvenir m'est trop présent, l'image de leurs sourires encore tellement claire et nette, la résonance de leurs rires si vibrante que je n'ose imaginer... et n'ai pas envie de spéculer là-dessus.

Mais d'où peut bien venir cette cruauté, cette violente folie fratricide? Il y a dans cette débâcle, si organisée qu'elle puisse être et si tant est qu'elle le soit, l'expression d'une latence extrêmement malsaine, comme si quelque part, dans le cerveau de chacun, se trouvait une petite capsule pleine d'un poison de folie haineuse et meurtrière. Cette fragile capsule se tiendrait en équilibre sur un fil, à la frontière floue et mouvante entre la lucidité, le jugement, l'engagement, le courage et l'humanité, d'une part, et l'irrationnel, la folie, le fanatisme, la peur et la bestialité, d'autre part.

Pendant des années, cette capsule reste intacte. On peut même vivre toute sa vie sans qu'elle n'éclate. Peut-être la transmet-on à ses enfants et que la concentration du poison diminue d'une génération à l'autre, mais cela n'est pas certain. Peut-être aussi que les effets combinés des propagandes de «toutes provenances» et de la désinformation contribuent à fragiliser son enveloppe et à spécialiser son contenu... Et puis, soudain, l'événement détonateur se produit, la capsule se brise et le poison se répand, obscurcissant le jugement, neutralisant toute logique. La vanne des pulsions destructrices est grande ouverte. Une cruauté insoupçonnée s'exprime sans retenue. Les amis de toujours deviennent les ennemis de jamais. Le mouvement de la spirale infernale s'enclenche avec un force d'inertie telle qu'on ne sait quand ni comment cela s'arrêtera. Le barrage a cédé et la mort, dans ses plus laids atours, est au rendez-vous. Pourquoi? La raison aurait-elle cédé au chantage de la peur?

De ce cauchemar indescriptible, les médias nous rapportent ce qu'ils peuvent, ou peut-être même ce qu'ils veulent bien. Mais on n'explique rien du tout.

Dans ces lignes, je tiens à livrer le fruit de lectures, d'échanges privilégiés, d'observations et de réflexions; je souhaite qu'on cesse d'accuser les uns ou les autres. Parce que tout le monde est coupable. Parce qu'il n'est pas du tout certain que «ceci explique cela». Tout n'est pas blanc ou noir (sans jeu de mots). Ce qui est absolument clair, c'est qu'une fois de plus, des centaines de milliers d'innocents meurent et des millions d'autres souffrent à cause des ambitions mesquines de quelques-uns, de la mégalomanie de quelques autres et de l'hypocrisie de tous, nous y compris.

Apparemment, il ne s'agirait que des tristes conséquences des jeux du pouvoir... Certains refusent de partager le pouvoir qui les consume depuis vingt ou trente ans et s'y accrochent désespérément; d'autres n'ont peut-être jamais accepté de l'avoir perdu en 1959; et entre les deux, il y a ceux qui veulent leur part et qui semblent favorables au partage et au dialogue idéalement constructifs de la démocratie. Mais rien n'est sûr. Chaque parti pense que sa démocratie est meilleure que celle des autres et que, par conséquent, tous devraient y adhérer. On n'a fait que reproduire, multiplier en autant de versions (tellement différentes?) les structures et les schèmes habituels: «Vous êtes libres de penser comme nous ou de vous taire et de disparaître.»

Dans ce domaine comme dans bien d'autres, c'est au gré des générations, de l'expérience et de l'ouverture d'esprit de quelques-uns que changent les mentalités. Il y faut patience, persévérance, bonne volonté et amour. Les tenants de la pax occidentalis ont probablement oublié que là où il y a des hommes, il y a de «l'hommerie» et que ce n'est pas toujours beau; comme le dit mon père, qui a beaucoup vécu et qui n'a rien d'un assassin, «c'est ben maudit du monde en vie».


Et pourtant...

Et pourtant, tout se déroulait drôlement bien au Rwanda, jusqu'en octobre 1990, avant que le Front patriotique rwandais (FPR) ne l'attaque à partir de l'Uganda.

Mais de quel patriotisme pouvait-il bien s'agir? La paix sociale est alors profondément troublée, après avoir duré 17 ans, depuis la prise du pouvoir par le Général Habyarimana; 17 ans sans massacre, sans violence, en marche vers un développement le plus endogène possible et dont l'un des aboutissements a été une ouverture au processus démocratique et au multipartisme, officiellement amorcés quelques mois avant l'invasion. On ne peut affirmer si tout cela s'est fait dans la plus grande des justices, mais, en tout cas, ça allait bien.

Certains parlent d'injustice sociale à l'endroit des Batutsis, en disant qu'ils étaient considérés comme des citoyens de second ordre et qu'ils étaient l'objet de nombreuses discriminations. Voilà une façon bien occidentale de voir les choses. Sachez que dans ce pays très pauvre, 90% des quelque 8 000 000 d'habitants sont des citoyens de second ordre.

Les paysans, qu'ils soient tutsis ou hutus, vivent les mêmes problèmes et les mêmes insuffisances. D'ailleurs, l'Afrique au complet est peuplée de citoyens de second ordre. Dans la plupart des pays - et je n'ai pas senti que c'était le cas au Rwanda - l'État ne prend pas les moyens pour s'occuper des problèmes du peuple à majorité paysanne. Les cadres veulent s'affranchir des misères de la paysannerie. C'est entre autres pour cela que l'agriculture et l'élevage battent de l'aile, un peu partout, question de priorités et d'approche de la part des quelques-uns qui font la politique, l'administration et... la guerre.

Cela étant dit, il est bien possible que les réponses de l'État n'aient pas été à la hauteur des ambitions des Batutsis. En 1990, ils formaient tout de même encore la majorité des hommes d'affaires, des entrepreneurs, des commerçants, des enseignants et des professions libérales et ils participaient de manière substantielle et active au mieux-être économique du pays qu'ils aiment. Les entrepreneurs d'origine tutsi obtenaient même la plupart des contrats de construction et d'exécution avec le gouvernement, au grand déplaisir des autres; mais, que voulez-vous, les contrats allaient à ceux dont les offres de service - propositions techniques et financières - étaient les meilleures. Pouvons-nous en dire autant de nos propres institutions?

Pour ce qui est des discriminations, les Batutsis en ont sans doute fait l'objet, de la même façon que les Bahutus avant 1959 (si tant est que la question ethnique se posât, à cette époque), de la même façon que les Canadiens français du Québec avant la révolution très tranquille... L'État ne peut plaire à tous et, dans bien des cas en Afrique (comme ailleurs dans le monde), on tend à favoriser les siens, les gens de sa région, de son clan, de sa colline, etc. Bien que cela ne soit pas excusable, cet état de fait était-il plus grave au Rwanda qu'au Zaïre, qu'en Tanzanie, qu'au Burundi ou qu'en Afrique du Sud? Et on ne parle pas du problème complexe de la surpopulation, qu'aucun des pays voisins du Rwanda n'a aidé à solutionner, alors que chez trois d'entre eux, il y a de la place, beaucoup de place. Pourquoi ces pays auraient-ils aidé un voisin qui, par ses propres succès, générait chez eux une jalousie certaine et ne venait que renforcer l'évidence de leurs propres échecs. En 1986, Gabriel Le Jeune écrivait:

«Certains voient aussi pour le Rwanda, malgré la très forte pression démographique et la pauvreté, une situation originale de réussite liée aux relations particulières entre dirigeants et populations, situation qui le distinguerait nettement dans un environnement (international) en dégradation constante(1).

L'application qu'on a mise à discréditer le gouvernement de la République rwandaise depuis quatre ans ne tient-elle pas plus à la supériorité de la capacité médiatique des uns sur celle des autres? En tout cas, de nombreux éléments de la diaspora rwandaise oeuvrent pour la cause du FPR, tant en Afrique qu'en Europe ou au Canada, alors qu'ils ne connaissent plus le Rwanda; certains n'y ont peut-être jamais vécu ou, même, en sont partis si jeunes, entre 1959 et 1963, qu'ils ne s'en souviennent pas. Ils idéalisent leur Rwanda et se le représentent tel qu'eux-mêmes ou leurs aînés l'ont quitté et le leur ont décrit. Et ils se revoient au pouvoir, comme avant, parce que c'est comme ça. Dans cette optique et sous couvert d'un discours sur la démocratie, ils rallient l'opinion internationale qui n'a d'autre choix que de croire ce qu'on lui raconte. De toute façon, pour Monsieur Tout-le-Monde en Europe et en Amérique, les pays d'Afrique sont dirigés par des tyrans sanguinaires entourés de larbins serviles, corrompus, cupides et sadiques. Et puis, d'un autre côté, la démocratie est un concept très à la mode dans les salons sélects de l'aide au développement. Les Africains qui ont l'habitude de l'Occident, et à plus forte raison ceux qui y vivent, savent parler, connaissent les mots et les concepts à utiliser pour que le discours passe. Alors avec un peu de talent, on sème le bon mot au bon endroit, on le met en balance grâce à des antonymes bien sentis et on attend que ça germe, ce qui, généralement, ne tarde pas à venir. Grâce aux médias et à ce qu'ils trouvent en pâture, nous avons la germination facile...

Pourtant, avant l'invasion d'octobre 90, le Rwanda, considéré comme l'un des pays les plus pauvres (concept basé sur le PIB, ce qui ne veut pas dire grand-chose quand 95% de la population pratique une agriculture de subsistance) et le plus densément peuplé d'Afrique, parvenait à nourrir son peuple; il avait atteint une autosuffisance alimentaire dont il pouvait être fier. Il était l'enfant chéri, le bon élève de la coopération internationale et son gouvernement pouvait se vanter d'être l'un des moins corrompus de tout le continent et d'être à l'écoute de son peuple (voir, plus haut, la citation de Le Jeune, 1986). J'en prends pour indices la facilité relative avec laquelle nous pouvions y travailler, tant avec les paysans et les cadres qu'avec les autorités, et le fait que les fonds consentis par la communauté internationale servaient généralement bien à ce pour quoi ils avaient été prévus. Développement, lutte anti-érosive, planification familiale, autosuffisance alimentaire étaient les leitmotivs des acteurs du développement. Ça allait tellement bien que personne n'en parlait. Et on n'en parlait tellement pas qu'il a été facile, par la suite, de faire croire le contraire, question de cautionner la guerre que ce pays subit depuis près de quatre ans.

Ceux qui ont orchestré et ordonné les massacres du mois d'avril dernier méritent d'être arrêtés et jugés pour crime contre l'humanité. Ceux dont les actes ont entraîné cette situation insupportable sont tout aussi responsables. Cependant, dans nos médias, on ne nous parle de guerre civile que depuis avril dernier; ceux qui contrôlent l'information n'hésitent pas à nous en mettre plein l'ouïe et la vue au point d'occulter et de faire oublier cette guerre «à finir» . Car c'est bien elle qui est la cause des horreurs récentes. Ce n'est pas la haine, mais la peur, l'incertitude, la crise et le marasme engendrés et entretenus par cette maudite guerre. Qu'est-ce qui peut générer autant d'horreur et de cruauté sinon la peur qu'on ne contrôle plus?

Pas très honnêtes sont ces gens bien en vue et bien informés qui refusent publiquement cette évidence et qui ne veulent pas reconnaître, par exemple, le rôle qu'ont pu y jouer l'Uganda et son président, M. Yoweri Museveni. Manifestement, ce dernier n'a cessé d'appuyer le FPR. Personne ne rappelle que pendant près de trois ans, le FPR attaquait le Rwanda à partir du territoire ougandais, à l'arme lourde, ou s'y retranchait après les combats. On ne souligne pas ou peu que depuis le début, les combattants du FPR portent l'uniforme de l'armée ougandaise et que c'est souvent par la voie de cette dernière que le FPR est approvisionné en armes et en munitions... L'armée rwandaise aurait-elle riposté ou poursuivi ses assaillants au-delà de la frontière que le gros voisin du nord aurait considéré cette violation comme une déclaration de guerre. Que de frustration, de colère et de peur devant cette impuissance! Et rien de cela n'a jamais été officiel; ce qui n'est pas officiel n'existe pas, n'est qu'une abstraction...

La communauté internationale a joué le jeu et n'a servi aucun avertissement aux dirigeants concernés quant à leur engagement hypocrite; les diplomates occidentaux ne pouvaient pas ne pas être conscients de l'identité des acteurs et de la nature des enjeux. Mais il est vrai que diplomatie, complaisance et hypocrisie arrivent à se confondre. Il est vrai aussi qu'au Rwanda, il n'y a pas de pétrole... Alors dans ces cas-là, on ne se mêle pas des affaires des autres. On n'a pas à invoquer le "devoir d'ingérence", si cher à tous les gendarmes du monde depuis l'invasion du Koweit par l'Irak.

Bien ambigus sont les propos de ceux qui disent défendre les droits de la personne et dont le discours déborde de partout des distinctions qu'ils font entre les ethnies, les appartenances spécifiques à un groupe ou à un autre... Ils ont bon dos, les droits de la personne. On ne se rappelle plus les dispensaires, les pharmacies et les hôpitaux bombardés par le FPR, dans la Commune de Ngarama, en 1991-92, ni les routes minées qui tuaient autant de civils que de militaires, entre Gabiro, Nyagatare et Kagitumba. On oublie aussi tous ces paysans des communes du nord de Byumba et de Ruhengeri tués et pillés (bétail et récoltes) par des combattants affamés que la direction de Kampala n'approvisionnait pas. Il y a des contradictions qui font douter de ces prétendus défenseurs des droits qui mènent leur petite guerre sur le dos d'un peuple quant à lui bien prêt à vivre ses supposées différences - plutôt que de les mourir - à condition qu'il puisse se nourrir et qu'on le laisse en paix, justement.


Le processus démocratique

Les médias nous apprennent, de source prétendument bien informée, que le processus démocratique était enfin amorcé, le 4 août 1993, avec les accords d'Arusha, après une longue résistance de la part du gouvernement rwandais. Cela n'est pas exact.
Un certain nombre d'ultra-nationalistes hutus bien placés ont pu vouloir faire avorter la démocratisation. Mais pour le gouvernement du Président Habyarimana, je crois que le processus démocratique était amorcé depuis le début de 1990; de nouveaux partis politiques se formaient, la radio en faisait état régulièrement et des collègues de travail en parlaient assez ouvertement. Dans la foulée de ce processus, la diaspora rwandaise aurait peut-être pu revenir se faire une place, pacifiquement, tout en acceptant la volonté de cette démocratie dont on faisait maintenant l'apprentissage. Mais l'attaque du 1er octobre 1990, puis la guerre, sont venues troubler, très profondément, le cours de cette démarche. Les Rwandais d'Uganda voulaient avoir droit au chapitre, non comme éléments d'un parti politique prenant part à un processus honnêtement enclenché, mais comme une force brutale, une force «à craindre» qui allait imposer son modus operandi quant à la gestion de la chose politique.

Cette guerre devait se préparer depuis plusieurs années. Malgré les débuts prometteurs du multipartisme et aussi peut-être aussi à cause de celui-ci, le FPR ne pouvait plus reculer. Il s'est empressé d'attaquer avant qu'il ne soit vraiment trop tard pour lui, question d'assurer sa crédibilité aux yeux des médias du monde entier, là où il a ses entrées.

Ainsi, du jour au lendemain, tout le monde s'est mis à craindre que l'équilibre entretenu depuis 17 ans ne bascule. Du coup, pour les ultra-nationalistes hutus, tous les opposants - qu'ils fussent tutsis ou hutus - devenaient des sympathisants potentiels du FPR qui pouvaient se rallier à la cause des agresseurs. Dans une société où, depuis des siècles, on cultive la méfiance, l'hypocrisie(2) et la délation, le processus démocratique était attaqué dans son essence même: la franchise, l'ouverture à l'autre, la capacité d'écoute, l'honnêteté des intentions et des discours. À qui pouvait-on faire confiance? Que cachait donc, tout à coup, le discours des uns et des autres? Le spectre d'un retour à une féodalité honteuse ne planait-il pas de nouveau? On a malheureusement procédé à plusieurs milliers d'arrestations et de détentions sommaires, dès les premiers jours suivant l'attaque du 1er octobre. Bien que majoritairement visés, les Tutsis ne furent pas les seuls à faire l'objet de soupçons, de délations méchantes et d'arrestations.

Ainsi, la guerre a retardé l'avènement d'un gouvernement à base élargie.

Si, selon certains, le discours en Kinyarwanda de Radio Rwanda des derniers mois montrait explicitement que le gouvernement n'était pas ouvert au dialogue avec le FPR, qu'il était fermé au partage démocratique du pouvoir, même avec les partis autres que le FPR, et que Radio Mille Collines (qui n'existe que depuis mai 1993) s'occupait surtout à intoxiquer la population afin qu'elle nourrisse une haine des Batutsis, plusieurs questions se posent:

- Si tel est le cas, de quelle manière les missions diplomatiques (ambassades et consulats) et les organisations internationales (ONG, PNUD, FAO, HCR, UNICEF, etc.) ont-elles géré cela?

- Se sont-elles adjoint les services de traducteurs "objectifs" afin de suivre adéquatement l'actualité ou se sont-elles désintéressées de la question?

- Qu'ont-elles fait depuis 1990 alors que Radio Muhabura - la station clandestine du FPR - diffusait sa propre propagande anti-gouvernementale?

- Comment le gouvernement du Rwanda pouvait-il négocier, en toute liberté et confiance, un partage du pouvoir avec un groupe qui, depuis près de quatre ans, lui tenait un couteau sur la gorge?

Il eut été certes préférable, pour l'ensemble de la population, que les négociations progressent le plus vite possible et que, malgré tout, chaque côté fasse des concessions; que, par des élans de compassion et de justice pour le peuple qui souffre, on admette, de part et d'autre, ses torts, ses faiblesses, l'égoïsme de ses ambitions et qu'on se dispose à pardonner et à chercher des solutions pacifiques. Mais on a assisté à des dialogues de sourds, les uns ayant des exigences trop ambitieuses auxquelles les autres ne pouvaient pas souscrire.

La guerre a donc perduré. Le pays s'est enfoncé toujours un peu plus: économie moribonde, crise de confiance, spectre de la famine, mouvements d'exode de centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants innocents déplacés par la violence des combats et l'acharnement des agresseurs, beaucoup de souffrance, de désillusion, de désespoir et la peur que la misère ne fasse qu'augmenter.

À quand la paix?

Ce ne sont pas tous les Batutsis et tous les Bahutus, mais des individus de l'une et l'autre ethnie - une minorité, dans chaque cas - qui attisent les braises de la haine et de la peur. Il ne s'agit donc pas, malgré les apparences accablantes, d'une guerre spécifiquement ethnique. En tout cas, elle ne l'était pas réellement avant le lâche assassinat du Président Habyarimana. Les autres, la majorité de chaque groupe, vivaient en paix depuis belle lurette. Mais ils ont été entraînés, malgré eux, dans l'arène sans issue des prétendues rivalités ethniques.

Depuis le début, les négociations sont un leurre; vraisemblablement, elles ne peuvent déboucher sur quoi que ce soit de constructif tant que les belligérants se pointeront avec leurs fusils, puisque chacun semble vouloir l'anéantissement de l'autre. Faudrait-il les désarmer, les forcer à discuter et mettre le pays sous tutelle?

Il y en a pour dire que des changements importants se préparent, qu'il ne faut pas s'inquiéter et qu'il faudra bien vivre avec ces changements, sans faire de fixation. À voir la tendance des événements, on imagine de quels changements il peut s'agir: accepter la domination imminente du FPR. Cela peut-il être bon pour la nation rwandaise? La majorité se verra-t-elle encore une fois dominée par une dictature musclée, après avoir connu beaucoup mieux, après avoir connu la paix, une bonne performance de développement et ce qui semblait être un projet de société? À moins que ceux qui vaincront soient disposés à dialoguer tout en pansant les plaies béantes d'un peuple meurtri. Les prochains mois apporteront des réponses à ces questions et à bien d'autres encore...

Le Rwanda, pauvre en ressources naturelles et en industries, était riche de toutes les composantes de son peuple. Il mettra peut-être de 40 à 50 ans à se remettre, avant que les enfants d'aujourd'hui n'oublient les terribles et innommables bêtises commises. Les acteurs des massacres se réveilleront bien un jour de ce cauchemar et regretteront amèrement, espérons-le, d'être descendus aussi bas, plus bas que les loups et les chiens, et d'être allés aussi loin dans l'irrationnel le plus effroyable.

La nation rwandaise, ce n'est pas les Bahutus, les Batutsis ou les Batwas, c'est tout ce monde ensemble. Et, d'une manière ou d'une autre, il faudra bien qu'on favorise un transfert affectif de la famille et de la tribu vers la nation. La nation, à l'égard de l'individu, doit jouer le même rôle protecteur et distinctif que la famille ou le groupe ethnique. Pour que ce transfert se fasse de façon harmonieuse, il faut que se rencontrent deux facteurs complémentaires: une similitude profonde au niveau des
croyances essentielles - ce qui caractérise justement la société rwandaise depuis des siècles - et une organisation politique en mesure de créer, en faveur de cette nation, une force centrifuge positive capable d'annuler les tendances au repliement vers le noyau ethnique - ce à quoi s'est employé le Général Habyarimana, tant bien que mal, pendant 17 ans.

Il est parfaitement loisible de croire que cet homme était encore la seule personne à avoir assez d'autorité pour éviter un carnage, le ciment qui assurait encore une certaine cohésion dans ce climat de désagrégation politique, économique et sociale. Au lendemain de son assassinat, on basculait dans l'horreur et l'anarchie, comme quand un corps perd sa tête.»


Pour en savoir davantage:

1. BILOA Marie-Roger, «Dossier Rwanda», dans Africa international no 272, mai 1994, p. 4 à 11. Il s'agit là d'un des rares dossiers sans parti pris sur les tristes événements dont le Rwanda est victime depuis octobre 1990.
2. ERNY, Pierre. «L'esprit de l'éducation au Rwanda ou le "caractère national" décrit par un groupe d'étudiants», in Genève-Afrique, vol.XXI, no1, 1983, p. 25 à 54. C'est un article très sérieux qui compile les résultats d'une expérience de réflexion et d'introspection, dans laquelle un groupe d'étudiants rwandais tente de définir un ensemble d'éléments caractérisant la mentalité rwandaise ou le caractère national: les traditions, la conscience nationale, la famille, les empreintes du système monarchique, les valeurs maîtresses et les attitudes face à l'existence.


Notes

(1) LE JEUNE, Gabriel. «Réflexions sur quelques enjeux politiques de l'Afrique des Grands Lacs», dans Revue Tiers-Monde, tome XXVII, no 106, Presses Universitaires de France, Paris, avril-juin 1986, p. 309.
(2) N'y a-t-il pas un proverbe rwandais qui dit: «Tant qu'il n'a pas trouvé le moyen de se venger, l'homme mange à la table de l'assassin de son père»

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