Sens et finalité

Jocelyn Giroux
«Dans la plupart des grands débats, le critère omniprésent, quoique bien souvent inavoué, c'est le progrès: est bon ce qui se rapproche de l'idée que l'on se fait du progrès, est mal ce qui s'en éloigne. La grande honte c'est de ne pas être de son temps; l'hérésie c'est de ne pas être évolué; cette référence à l'évolution indique comment le progrès de l'humanité est perçu comme le prolongement de l'évolution des espèces vivantes. L'attitude par rapport au progrès est déterminante dans les choix individuels comme dans les choix collectifs. On dit qu'il n'y pas de consensus sur les valeurs. C'est faux. Tout le monde, ou presque, est progressiste. Il n'empêche que Soljénitsyne touche des fibres profondes en nous quand il écrit:
    "Non, impossible de confier tous ses espoirs à la science, à la technologie, à la croissance économique. La victoire de la civilisation scientifique nous a insufflé une sorte d'insécurité spirituelle. Ses dons nous enrichissent mais nous tiennent aussi en esclavage. Tout n'est plus qu'intérêts, on nous astreint à veiller aux nôtres, tout est lutte pour les biens matériels; mais une voix intérieure nous dit que nous y avons laissé quelque chose de pur, de supérieur et de fragile. Nous ne discernons même plus le sens, la finalité. Admettons-le, fût-ce à voix basse et uniquement pour nous-mêmes: pris dans ce mouvement vertigineux, pourquoi vivons-nous?"
Qu'est-ce donc que le progrès? Faut-il être progressiste? Précisons d'abord que cette idée n'a que deux cents ans. L'année 1993 aura marqué le bicentenaire de la publication par le marquis de Condorcet de l'Esquisse d'un Tableau Historique des Progrès de l'Esprit Humain. Pour la première fois dans l'histoire, un auteur prétend démontrer qu'il n'y a aucune limite à la perfectibilité de l'homme et que, de fait, depuis ses origines, il y a progrès technique et moral.

L'efficacité de la Raison

1793. Nous sommes à la fin d'un siècle qui a pris ses distances par rapport à la tradition pour mettre l'accent sur l'aspect pratique de la conduite humaine. La morale s'éloigne de la religion, sous l'influence de Bayle notamment. Le droit, auquel on attribuait autrefois une origine divine, tombe de son socle et devient le simple produit de la raison humaine, comme le montre Beccaria. Newton a laissé sa marque: l'univers apparaît comme une vaste mécanique, la spéculation pure répugne, on fait de la philosophie comme on fait de la science, soucieux d'être utile aux hommes, stimulé par les idées de justice et de liberté, convaincu que l'homme se construit lui-même par le seul moyen d'une raison efficace. L'histoire humaine apparaît désormais, non plus comme une fatalité ou comme l'oeuvre de la Providence, mais comme la résultante des efforts de l'homme.
C'est en 1743, que naît Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet. Mathématicien, il publie à 22 ans un essai sur le calcul intégral et un Essai d'analyse vers 1767. Ces travaux sont remarqués par d'Alembert et le fameux mathématicien Lagrange. Sa carrière de savant se poursuit brillamment: il est nommé Secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences et devient membre de l'Académie Française. Quant à sa carrière politique, elle le conduira à la mort. Représentant du peuple à la Convention Nationale, il est dénoncé comme Girondin et menacé d'arrestation (menace exécutée quelques mois plus tard). C'est alors qu'il compose son plus célèbre ouvrage, Esquisse, en octobre 1793.
Victime de la Terreur, Condorcet est arrêté le 27 mars 1794 et meurt le lendemain.
C'est dans ce livre que Condorcet développe l'idée de progrès indéfini qui nous imprègne encore: "Le résultat sera de montrer, par le raisonnement et par les faits, qu'il n'a été marqué aucun terme au perfectionnement des facultés humaines; que la perfectibilité de l'homme est réellement indéfinie; que les progrès de cette perfectibilité, désormais indépendante de toute puissance qui voudrait les arrêter, n'ont d'autre terme que la durée du globe où la nature nous a jetés. Sans doute, ces progrès pourront suivre une marche plus ou moins rapide, mais jamais elle ne sera rétrograde; du moins, tant que la terre occupera la même place dans le système de l'univers, et que les lois générales de ce système ne produiront sur ce globe, ni un bouleversement général, ni des changements qui ne permettraient plus à l'espèce humaine d'y conserver, d'y déployer les mêmes facultés, et d'y trouver les mêmes ressources." (Esquisse..., Garnier Flammarion, 1988, p.81.)
Condorcet, nous le concevons facilement, n'a aucune difficulté à démontrer le progrès dans les sciences et les techniques. Il va plus loin, il fait reposer le progrès moral sur ces bases solides. De même que la raison a triomphé des préjugés qui l'entravaient dans son explication de l'univers, de même, pensait-il, elle saura, avec les mêmes méthodes rationnelles, triompher des passions qui retardent le progrès moral.
    "La violence des passions n'est-elle pas souvent l'effet d'habitudes auxquelles on ne s'abandonne que par un faux calcul, ou de l'ignorance des moyens de résister à leurs premiers mouvements, de les adoucir, d'en détourner, d'en diriger l'action. L'habitude de réfléchir sur sa propre conduite, d'interroger et d'écouter sur elle sa raison et sa conscience, celle des sentiments doux qui confondent notre bonheur avec celui des autres, ne sont-elles pas une suite nécessaire de l'étude de la morale bien dirigée, d'une plus grande égalité dans les conditions du pacte social ? [...] De même que les sciences mathématiques et physiques servent à perfectionner les arts employés pour nos besoins les plus simples, n'est-il pas également dans l'ordre nécessaire de la nature que les progrès des sciences morales et politiques exercent la même action sur les motifs qui dirigent nos sentiments et nos actions?"
La bonté morale pour Condorcet est "le résultat nécessaire de son organisation", "comme toutes les autres facultés, susceptibles d'un perfectionnement indéfini", et "la nature lie, par une chaîne indissoluble, la vérité, le bonheur et la vertu".(p.286)
Il y a dans le raisonnement de Condorcet un paradoxe que l'on retrouvera toujours ensuite au coeur de la pensée progressiste: d'un côté le progrès est présenté comme le résultat des efforts humains, et non comme l'oeuvre de la Providence divine ou le produit de la fatalité. En ce sens, jamais la responsabilité de l'homme face à son destin n'aura été affirmée avec autant de force. D'un autre côté, le progrès est présenté comme une nécessité: parce qu'il a existé dans le passé, il existera dans l'avenir, nous dit Condorcet. Jamais l'homme n'aura été invité de façon aussi convaincante à abandonner son destin aux forces extérieures qui font l'histoire, celles-là mêmes dont Soljenitsyne rappelle l'insuffisance: la science, la technologie, la croissance économique. Le progrès apparaît ainsi sous un double aspect contradictoire: un ascenseur dans lequel nous montons à notre naissance tout en étant ceux qui, de l'extérieur, assurent son ascension.
Dans cette logique, notre foi dans le progrès est pour ainsi dire contraire au progrès puisqu'elle nous enferme dans la cage de l'ascenseur, laissant à la nécessité historique, c'est-à-dire aux autres, le soin d'en assurer l'ascension!
Progrès: superposition ou substitution?
La loi du progrès présente la nature humaine comme s'édifiant par superpositions, à l'image d'un mur auquel on peut toujours ajouter de nouvelles briques. Or, la loi de l'histoire semble plutôt ëtre la substitution que la superposition. L'image du bateau qui coule nous permet de comprendre la loi de la substitution. Aussitôt qu'une brèche est colmatée, l'eau pénètre par une autre brèche. Le développement technologique, positif sous un angle, entraîne des conséquences très négatives sous un autre; par exemple, la voiture pollue l'atmosphère, le livre fait régresser la mémoire, la calculatrice paralyse le calcul mental, l'image tue l'imagination, l'outil motorisé affaiblit la puissance musculaire, il y a déplacement latéral au lieu d'une construction purement verticale. Triste constat? Non. Le défi de l'homme est peut-être de veiller sans arrêt à ce que le bateau ne soit pas englouti.
Arrêtons-nous à quelques illustrations de cette loi de la substitution. Le progrès rendu possible par l'imprimerie est saisissant: "Il faudra sept siècles pour passer de 0,1 % à 5 % de lisant-écrivants, deux siècles, pour aller de 5 % à 20 %, moins d'un siècle pour aller de 20 % à 50 %, un demi-siècle de 50 à 75 %". (Histoire et Décadence, Pierre Chaunu, Librairie Académique Perrin, Paris, 1981, p. 283).
Mais voici un aperçu de ce que nous avons perdu en échange. Les paysans grecs de l'Antiquité chantaient des milliers de vers d'Homère par coeur. Au Moyen Âge, beaucoup récitaient toute la Bible sans se tromper. En Serbie encore récemment, des analphabètes déclamaient des poèmes de 23,000 vers. Aux Philippines aujourd'hui, des conteurs transmettent une épopée dont le récit s'étale sur une durée de trois mois. La régression de la mémoire en Occident est-elle un progrès?
Un autre exemple de substitution. Les hommes étaient très violents autrefois, comme en témoignent le combat au corps à corps et les duels. Ici la substitution a manifestement aggravé le mal. En devenant indirecte, la violence est aussi devenue plus dévastatrice. C'est ainsi que notre siècle a connu les guerres les plus destructrices de l'histoire de l'humanité. C'est en méditant sur la guerre de 1914-18, que le poète Paul Valéry a eu ce mot, qu'on nous permettra de reprendre après d'autres, parce qu'il ouvre la voie à la critique du progrès, désormais inévitable: "Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles..."
Einstein lui-même avait dénoncé le mythe du progrès que Condorcet attribuait à la domination de la raison sur toutes choses:
    "l'exagération de l'attitude férocement intellectuelle, sévèrement orientée sur le concret et le réel, fruit de notre éducation, représente un danger pour les valeurs morales. Je ne pense pas aux risques inhérents aux progrès de la technologie humaine, mais à la prolifération des échanges intellectuels platement matérialistes, comme un gel paralysant les relations humaines."
La vision réductrice de l'univers qui a conduit à Hiroshima remonte à Galilée. De grands écrivains de ce siècle ont décrié cette situation. Je n'en citerai qu'un qui avait le double mérite d'être philosophe et... ingénieur, Robert Musil. C'est avec ironie qu'il considère le résultat de trois siècles de progrès:
    "[Le progrès] c'est un état embarrassant où se confondent le savon, les ondes hertziennes, l'arrogant langage chiffré des mathématiques et de la chimie, l'économie politique, la recherche expérimentale, l'impossibilité pour l'homme d'accéder à une communauté simple, mais noble."
Mais quelles que soient ces critiques du progrès, n'avons-nous pas, la plupart d'entre nous, la certitude tranquille de la supériorité incontestable de notre époque sur toutes celles qui l'ont précédée? Ce mépris du passé est d'une extrême gravité. Dans notre fierté de nous croire au faîte de l'arbre, nous coupons la branche qui nous porte. Les grandes civilisations se reconnaissent à la façon dont elles ont intégré les meilleurs éléments du passé. L'Empire romain s'est édifié en tirant profit de la grandeur de la civilisation grecque. À propos des Romains de son époque Pline l'Ancien (23-79) écrit:
    "ils conviennent tous que les vrais principes de la loi sociale, les lois, l'agriculture, les sciences, enseignées d'abord dans la Grèce par les sages Athéniens ont pénétré dans toute la terre avec la puissance de Rome, dont l'heureuse influence sait enchaîner, par les liens d'une langue commune et d'un même gouvernement, les Barbares les plus féroces." (Histoire de la Chute et du Déclin de l'Empire romain, Edward Gibbon, Éditions Robert Laffont, Paris,1983, p.42.)
La civilisation chrétienne a emprunté les institutions, la culture et la langue romaine pour s'édifier. Cette même intégration du passé est notable chez la plupart des grands esprits de l'histoire. Platon s'inspire de Socrate, Aristote est l'élève de Platon, Saint Augustin se penche sur Platon, Saint Thomas d'Aquin intègre Aristote et la théologie catholique, Leibniz commente à douze ans les travaux d'Aristote, Newton déclare "nous sommes des nains montés sur les épaules des géants" en songeant aux Anciens, à Kepler, Bacon, Galilée... Plus près de nous, lors du bicentenaire de la mort de Newton, voici ce que dit Einstein de cet autre grand savant: "Il faut absolument le comprendre et ne jamais l'oublier."
Jung avait bien perçu les dangers d'une rupture avec le passé. C'est par son analyse que nous conclurons un article que les lecteurs, par leurs commentaires, pourront faire progresser!
    "Nous nous précipitons sans entraves dans le nouveau, poussés par un sentiment croissant de malaise, de mécontentement, d'agitation. Nous ne vivons plus de ce que nous possédons, mais de promesses; non plus à la lumière du jour présent, mais dans l'ombre de l'avenir où nous attendons le véritable lever du soleil. Nous ne voulons pas comprendre que le meilleur est toujours compensé par le plus mauvais."
Les grandes époques proposaient des réponses aux questions fondamentales des hommes. Il est clair que c'est au coeur de chaque homme que se vit le progrès, dans un effort incessant pour échapper à la pesanteur de sa nature. Comment, puisque nous sommes des hommes, vivre sans croire au progrès, mais puisque nous ne sommes que des hommes, comment croire au progrès indéfini?»

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