Sur Pétrarque

Jean Moréas
De notre Catalane ou langue provençale
La langue d’Italie et d’Espagne est vassale
Et ce qui fit priser Pétrarque le mignon
C’est la grâce des vers qu’il prit en Avignon.
Vauquelin de la Fresnaye


J’avais acheté à la gare de Sceaux un petit livre intitulé : Mon Secret. C’était la traduction d’un opuscule latin de Pétrarque.

Je mis le livre dans ma poche et je me précipitai dans le wagon.

J’arrivai à Jouy-en-Jonas, dans la vallée de Versailles. Nous étions en juin; un clair soleil s’épanchait sur le paysage.

Après avoir grimpé une côte, je m’assis à l’ombre sous un arbre, et je me plongeai dans la lecture de mon petit livre, pendant plusieurs heures.

Je ne m’interrompais que pour suivre, un instant, des yeux, le vol des papillons ou le panache sinueux des trains qui couraient en sifflant en bas, à travers les futaies…

C’est pendant une ascension sur le Ventoux, que Pétrarque conçut en projet l’écrit qui nous occupe. Le poète avait quitté l’âge de la première jeunesse; deux lustres le séparaient déjà de son séjour studieux à Bologne et il connaissait maintenant les atteintes des passions.

Alors là, sur la cime du mont, que l’éther environnait de silence, Pétrarque médita en lui-même, et il voulut, comme saint Augustin, se remémorer ses souillures passées et les corruptions charnelles de son âme.

Il ouvrit l’exemplaire des Confessions qu’il portait toujours sur lui, et il tomba sur ces paroles : « Les hommes s’en vont admirer la hauteur des montagnes, les grandes agitations de la mer, le vaste cours des fleuves, la circonférence de l’Océan, les évolutions des astres et ils s’oublient eux-mêmes… »

Mon Secret est un dialogue moral dans la manière des anciens, avec quelques vestiges de ces allégories en vogue durant le Moyen-Age, de ces allégories semi-païennes, semi-chrétiennes, dont la Renaissance garda le goût assez tard.

Pétrarque voit apparaître une vierge resplendissante de lumière. Il la reconnaît vite, car il lui avait érigé autrefois, dans ses vers, un palais plein de magnificence au plus haut sommet de l’Atlas.

C’était la Vérité en personne qui, prenant en pitié ses erreurs, était descendue pour lui apporter un secours opportun.

Lorsque le poète, après un long éblouissement, put enfin regarder autour de lui sans trembler, il aperçut, à côté de la déesse, un vieillard vénérable.

L’aspect religieux de ce vieillard, son front modeste, la dignité de ses regards, sa douceur, sa noblesse, son air africain, tout annonçait le très glorieux Père Augustin.

Une controverse s’engage entre saint Augustin et Pétrarque. Sujets : le malheur mérité, la mort, la gloire, l’orgueil de l’intelligence, les richesses, la cupidité, les avantages physiques, l’amour…

Pour saint Augustin l’amour est une chaîne, et Pétrarque ne consent pas à la secouer.
    - Cette femme, lui dit saint Augustin, que tu représentes comme ton guide infaillible, t’a-t-elle dirigé en haut sans cesse, te tenant par la main, comme l’on fait pour les autres aveugles, afin de t’indiquer où il fallait marcher?
    - Elle l’a fait, répondit le poète, tant qu’elle a pu. A-t-elle fait autre chose, en effet, quand sans se laisser émouvoir par mes prières, ni vaincre par mes caresses, elle garda son honneur de femme, et malgré son âge et le mien, malgré mille circonstances qui auraient dû fléchir un cœur d’airain, elle resta ferme et inexpugnable. Oui, cette âme féminine m’avertissait des devoirs de l’homme, et, pour garder la chasteté, elle faisait en sorte, comme dit Sénèque, qu’il ne me manquât ni un exemple ni un reproche. À la fin, quand elle vit que j’avais brisé mes rènes, et que je courais à l’abîme, elle aima mieux m’abandonner que me suivre…

… Cette Laure fut-elle réellement la fille d’Audibert de Noves, noble et riche chevalier, et l’épouse de l’acariâtre Hugues de Sade, patricien d’Avignon? C’était la créance commune; mais tout a changé. Des savants expriment à présent des doutes; ils affirment même que c’est une autre Laure que Pétrarque avait aimée et chantée. Dans ce cas, ce serait l’abbé de Sade, auteur de Mémoires pour la vie de Pétrarque, qui aurait bel et bien forgé une fable afin de donner de la gloire à sa parente. Si cela est vrai, je l’en loue. On n’invente pas tous les jours un joli mensonge sentimental, tout en honorant sa famille.

Quoi qu’il en soit, Pétrarque avait brûlé cruellement, pour une femme du nom de Laure, qui était belle et bien parée. Elle eut de grandes rigueurs pour lui, par chasteté, par prudence ou par coquetterie. Le poète l’a célébrée, sans fatigue, vivante et morte.

Un peintre, élève de Giotto, en passant par Avignon, fit, sur la prière de Pétrarque, le portrait de Laure. Le poète l’en remercia en lui adressant deux sonnets. Selon l’expression de Vasari, ces sonnets donnèrent plus de renommée à ce peintre que n’auraient fait tous ses tableaux.

Laure avait les plus beaux yeux du monde, brillants et tendres. Elle avait les sourcils bruns et les cheveux blonds, un teint de lis qui s’animait soudain; souple et légère, elle allait d’une démarche surhumaine.

Telle était cette femme, ou du moins, telle nous la voyons dans les poésies de son adorateur.

Lorsqu’elle était obligée de faire figure à la somptueuse Cour papale, Laure se montrait recherchée dans sa parure : les perles et les fleurs rehaussaient l’éclat de ses cheveux, sa robe était verte et lamée d’or, ou d’une couleur de pourpre, brodée d’azur semé de roses, avec des pierreries. Le reste du temps elle se contentait d’une élégance pleine d’abandon.

On conte ceci :

Charles de Luxembourg, le futur empereur, se trouvait à Avignon. Parmi les fêtes qu’on lui donna, il y eut un bal paré où brillèrent les plus fameuses beautés de la ville. Le prince connaissait la gloire de Laure. Il la cherche, l’aperçoit, écarte toutes les autres dames, s’approche d’elle fort courtoisement et lui baise les yeux et le front. Et l’assemblée d’applaudir frénétiquement.

Sur cette aventure, Pétrarque composa un sonnet; et la hauteur de l’hommage reçu par son idole fit taire sa jalousie.

* * *


Ronsard sème çà et là dans ses Amours des images familières à Pétrarque; et elles y montent plus drues, mais avec un air moindre de noblesse.

Avant lui, Marot avait traduit six sonnets sur la mort de Laure. C’est sans grande force, joli, délié, un peu menu, aux teintes effacées.

Le gentil maître Clément a été plus heureux dans l’Épitaphe de Ma Dame Laure qui est de son cru :
    En petit lieu comprins vous povez veoir
    Ce qui comprend beaucoup par renommée;
    Plume, labeur, la langue, le devoir
    Furent vaincus de l’amant par l’aymée.

    O gentille ame, estant tant estimée,
    Qui te pourra louer qu’en se taisant?
    Car la parole est toujours réprimée
    Quand le subjet surmonte le disant.
Comme toute la Pléiade, Joachim du Bellay honorait et célébrait le génie de Pétrarque. Il s’écriait :
    … Quels durs hyvers
    Pourront jamais seicher la gloire,
    Pétrarque, de tes lauriers verds!
Dans son recueil de l’Olive, il prend volontiers patron sur les sonnets du Florentin. Mais du Bellay n’avait jamais renié, au fond, l’esprit gaulois; et voilà comment il se divertit aux dépens des pétrarquistes, dans une sorte d’ode satirique, pleine de verve et de couleur :
    Ce n’est que feu de leurs froides chaleurs,
    Ce n’est qu’horreur de leurs feintes douleurs,
    Ce n’est encor de leurs soupirs et pleurs
    Que vent, pluye et orages
    Et bref, ce n’est à ouïr leurs chansons,
    De leurs amours, que flammes et glaçons,
    Flesches, liens et mille autres façons
    De semblables outrages…

    Nos bons ayeux, qui cet art demenoyent,
    Pour en parler Pétrarque n’apprenoyent,
    Ains franchement leur dame entretenoyent
    Sans fard ou couverture;
    Mais aussi tost qu’amour s’est fait savant,
    Luy, qui estoit français auparavant,
    Est devenu flatteur et décevant
    Et de thusque nature…
… Pétrarque reçut solennellement la couronne poétique au Capitole. Le jour de son triomphe, il avait marché précédé par douze adolescents de la plus haute noblesse, vêtus d’écarlate; six citoyens de Rome, en habit vert, l’entouraient.

Bien que comblé d’honneurs, le poète vécut en somme dans la tristesse, ainsi qu’il le devait à son génie.

Il est clair qu’il était constamment en butte à ce que Goethe appelle les puissances démoniaques.

Faisant à cheval le chemin qui mène de Florence à Rome, Pétrarque fut atteint au-dessous du genou d’une ruade que lui détacha la monture d’un vieil abbé, son compagnon. La plaie s’envenima vite, et il se vit contraint de s’arrêter trois jours à Viterbe. Il eut ensuite beaucoup de peine à continuer son voyage.

Quelques années après, il eut à subir une autre occurrence toujours absurde. (Les puissances démoniaques aiment à rire.) Il avait copié de sa main un gros volume des épîtres de Cicéron, et comme il s’en servait aussi habituellement que de son Virgile, il le tenait sans cesse à sa portée. Ce volume in-folio, couvert en bois avec de bons fermoirs en cuivre, tomba plusieurs fois sur sa jambe gauche, la frappant au même endroit. La contusion prit à la fin un caractère suspect, et le poète fut sur le point d’avoir la jambe coupée par les chirurgiens.

Pétrarque mourut d’apoplexie, le 18 juillet 1374, âgé de soixante-dix ans. Ses domestiques le trouvèrent dans sa bibliothèque, courbé sur un livre et sans mouvement.

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