Monothéisme et polythéisme

Jean-Paul Audet
J'aimerais que l'ordre du titre demeure neutre, du moins provisoirement. On aurait pu tout aussi bien mettre: polythéisme et monothéisme. Il convient en tout cas d'éviter de suggérer, au départ, ou bien que le monothéisme est originel et que le polythéisme, en conséquence, n'en est que l'éclatement et la déviation, ou bien, à l'inverse, que le monothéisme se présente dans l'histoire comme l'aboutissement tardif d'une longue évolution qui, avant de traverser le polythéisme, prendrait sa source dans un fonds animiste beaucoup plus ancien, véritable terreau de germination de toutes les religions connues.

L'une et l'autre de ces hypothèses ont eu leur moment de faveur. Elles retiennent encore aujourd'hui l'attention, ne serait-ce que pour donner occasion de rappeler au passage qu'en dépit d'un échec relatif sur le plan de l'observation des faits, la double hypothèse du monothéisme et de l'animisme primitifs signale la présence d'un problème réel, et finalement inéluctable: celui du développement historique du phénomène religieux comme tel, au-delà de la multitude des formes diverses que ce même phénomène a pu revêtir à travers l'espace et le temps.

A cet égard, la phénoménologie, qui met volontiers l'histoire entre parenthèses au profit des «constantes» d'un présent arbitrairement coupé de ses racines, n'offre pas, elle non plus, une solution en tous points satisfaisante. Admettons que la chose n'est pas facile, mais il faut s'arranger de toute façon pour tenir ensemble les deux bouts de la chaîne: le phénomène religieux est de bout en bout dans la durée, et celle-ci traverse inévitablement l'ensemble du phénomène, quel que soit le point sur lequel on veuille momentanément arrêter l'attention.

Après tout, et à première vue à tout le moins, pourquoi en serait-il autrement de l'observation du phénomène religieux en particulier, et de l'observation de l'ensemble du phénomène culturel lui-même? A ce propos, une chose me paraît dès maintenant certaine: il n'y a pas eu, dans notre lointaine et obscure préhistoire, deux seuils de l'hominisation: d'une part, un premier seuil pour faire passer notre espèce (homo sapiens), de l'ordre du programme instinctuel commun à l'ensemble du monde animal, à l'ordre infiniment plus complexe, et aussi plus aléatoire, du projet culturel dont on observe les premiers éléments assurés autour de l'homme de Néanderthal; et d'autre part, un second seuil pour faire passer cette fois l'être «ondoyant et divers» que nous étions en train de devenir, d'un premier régime de complète indifférence à l'endroit d'un «autre que le monde» signalé par le milieu, à un nouveau régime d'attention plus ou moins inquiète à la limite du monde familier, et par là à une trame désormais continue de considération réservée à ce qui se situerait au-delà de cette même limite.

Autrement dit, l'hypothèse la plus simple et la plus «économique», et aussi bien la mieux garantie en elle-même comme devant les faits observables, serait à peu près la suivante: au cours de la très longue période qui vu l'achèvement de la formation de notre espèce, il n'y pas eu, par exemple, d'une part, une mutation «isolée» qui aurait conduit, au-delà de l'outil occasionnel, à la constitution d'un véritable outillage (mémoire de l'utilité de l'outil reportée sur un avenir lointain, finalement sans autre limite que la durabilité de l'outil lui-même), et d'autre part, une autre sorte de mutation, également «isolée», qui aurait conduit, par exemple, à la pratique de l'inhumation des morts du groupe et aux rites qui l'accompagnaient.

En fait, les nouveaux dispositifs qui, pris globalement, permettaient désormais à l'homme (homo sapiens) d'établir un nouveau régime de relation au monde (communication assimilation - accommodation - transformation) étaient exactement les mêmes que ceux qui pressaient l'homme de s' «interroger» sur sa relation éventuelle à un «autre que le monde», logé en quelque sorte à la limite de toute chose que l'expérience rendait familière. J'ajoute que ces nouveaux dispositifs de relation au monde étaient gouvernés en définitive, d'un côté comme de l'autre, par l'intervention extraordinairement mobile et indéfiniment renouvelable du symbole. Celui-ci a été, au seuil de l'hominisation, la mutation des mutations: celle qui a instauré le régime spécifiquement humain de présence au monde, celle aussi qui a fait passer irréversiblenient notre espèce, du programme instinctif propre au monde animal, au projet culturel distinctif de l'histoire humaine. Depuis la formation de la première matière vivante, rien sans doute de plus important, et de plus significatif, n'avait vu le jour dans la vie planétaire.

On aura sans doute noté au passage la première conséquence de cette hypothèse du point de vue qui nous occupe ici: celui de la signification anthropologique du polythéisme et du monothéisme comme représentatrices possibles du divin dans l'ensemble du phénomène religieux.

Si pour l'essentiel notre hypothèse est exacte, il suit immédiatement, en effet, que c'est grâce à un seul et même mouvement évolutif que l'homme s'est finalement trouvé pourvu, avec le régime nouveau du symbole, de son ouverture spécifique sur le monde lui-même et sur l'«autre que le monde». En d'autres termes, l'homme (homo sapiens) n'est pas d'abord devenu homme (nouveau statut biologique), à quoi se seraient plus tard «ajoutées», par le développement spécifique de la culture, diverses perceptions et, en conséquence, diverses représentations du «divin». Bref, les multiples transformations qui se sont produites autour du seuil de l'hominisation ont instauré du même coup un nouveau régime de relation au monde, dominé par la mouvante ouverture et l'action extrêmement polymorphe du symbole, et un régime tout aussi nouveau d'attention à la limite de ce visage en quelque sorte toujours inachevé du monde que le régime de représentation instauré par le symbole permettait de découvrir.

Dans ces conditions, et à ce stade, il en allait, me semble-t-il, de la représentation du «divin» (autre que le monde, de quelque manière que ce soit) comme de la représentation de quelques éléments fondamentaux relatifs au monde lui-même.

On peut penser ici en premier lieu à la représentation de la vie. Nous n'y faisons guère attention, mais dans la «vie» courante, et en dehors de toute réflexion arrêtée sur le sujet, personne d'entre nous ne se fait faute de transporter chaque jour, à travers la multitude des «êtres vivants» que les circonstances ou le hasard mettent sur notre route, une représentation de «la vie» qui offre cette étonnante caractéristique d'être tout ensemble assez mobile pour donner accès à la multitude illimitée des formes concrètes revêtues par les «êtres vivants», et par ailleurs assez constante pour que d'une forme d'être vivant à une autre le fil de la représentation de «la vie» ne paraisse jamais rompu. Dans ce système très particulier de communication avec le monde (représentation, puis relations de toute nature), je dirais volontiers que tout se passe comme si la mobilité des «figures» était nécessaire à la constance d'un unique visage, et comme si, en retour, cette sorte de permanence d'un visage malgré tout unique était la première condition requise au déploiement incessant de la multiplicité des «figures». Je précise que nous pratiquons tous les jours ce très curieux système de représentation sans que nous en soyons le moins du monde inquiets ou embarrassés. Bien au contraire, il constitue dans l'expérience du monde la plus commune l'une des assises les mieux établies de nos premières certitudes.

Nous pourrions faire ici des observations en tous points semblables en ce qui concerne la représentation de l'«être», si banale en un sens, et pourtant si profonde, et en même temps si incroyablement mobile dans sa continuité, si indispensablement une et diverse à la fois. Sans insister pour l'instant sur l'intérêt de telles observations, je soulignerai plutôt que le caractère très particulier de ce système fondamental de représentation du monde tient en fait à l'instauration du régime du symbole qui a été, dans tous les ordres de considération, l'acquisition la plus importante et la plus décisive que notre espèce a pu faire en traversant le très long seuil de l'hominisation. Ce dernier point pourrait être mis en lumière, notamment, par une comparaison un peu suivie entre le nouveau régime de représentation du monde que constituait le symbole, d'une part, et les deux régimes antérieurs et plus «archaïques» du signal-signe, coextensif au monde animal, et de l'image-guide, coextensif à l'ensemble du monde vivant lui-même, d'autre part. Mais cette comparaison nous entraînerait trop loin de notre objet.

Nous revenons donc à la représentation du «divin». Dans la perspective des observations précédentes, je dirais que c'est d'abord une erreur de commencer par isoler, et plus encore par opposer polythéisme et monothéisme dans la représentation de base du divin. Ces catégories, que nous allons habituellement chercher à l'état durci dans l'histoire des «religions» déjà constituées, seraient à mon avis beaucoup plus utiles si l'on acceptait au départ de les ramener à ce qui me semble avoir été leur réciprocité originelle, au lieu de les opposer sommairement, et je serais tenté de dire brutalement, l'une à l'autre, comme s'il y avait eu en quelque sorte deux naissances plus ou moins contradictoires, et successives, du phénomène religieux: l'une polythéiste et l'autre monothéiste, ou l'une monothéiste et l'autre polythéiste.

Cette interprétation des faits, en plus d'être passablement stérile, me semble s'écarter sans justification véritable de la première hypothèse qu'il convient plutôt de formuler en ces matières. Cette hypothèse, c'est que polythéisme et monothéisme appartiennent fondamentalement à une représentation solidaire, continue et réciproque du divin. Autrement dit, la première précaution à prendre, c'est d'éviter de transporter arbitrairement l'opposition des «religions» constituées, historiquement durcie il faut bien le dire, au plan originel, et infiniment plus important du point de vue de l'intelligence du phénomène religieux, de la représentation même du divin.

Dans cet ordre véritablement premier de la représentation du divin («autre que le monde»), je dirais donc que «Fun et le multiple» naissent en même temps, et qu'ainsi un certain «polythéisme» assure d'abord un contenu nécessaire au «monothéisme», et corrélativement, qu'un «monothéisme» artificiellement isolé de la multitude des perceptions du divin se faisant jour dans le «polythéisme» se vide rapidement de son sens. Plus brièvement, et dans l'ordre premier de la représentation à tout le moins, pas de «polythéisme» sans «monothéisme», mais pas de «monothéisme» non plus sans «polythéisme».

Ce sont, en fait, les «religions» qui, en accaparant pour elles-mêmes l'un ou l'autre des pôles réciproques de la représentation du divin, en viennent à proposer «polythéisme» et «monothéisme» comme deux positions isolées, contradictoires et incompatibles en présence du divin. Mais les «religions» constituées ne sont pas le phénomène religieux lui-même: loin de là. Elles n'en sont que des manifestations historiques particulières, toujours plus ou moins limitées, dont on ne peut interpréter correctement la signification dernière que par dépassement de l'histoire en direction du phénomène. Pour reprendre notre analogie avec la «vie», ce sont les êtres vivants et les espèces vivantes qui peuvent s'opposer, et qui s'opposent effectivement. Mais il est clair que dans la relation proie-prédateur, par exemple, le lion n'aurait aucun intérêt à dévorer la gazelle si d'abord et plus profondément la trame originelle de la vie ne leur était commune.

C'est d'ailleurs très certainement cette rencontre obligatoire dans une représentation commune du divin, en dépit des apparences, qui fait que toutes les formes historiquement connues de la religion, polythéistes ou monothéistes, se présentent régulièrement comme des produits plus ou moins instables de circonstances, ou de particularités, qui tiennent à l'histoire elle-même. De ce point de vue, il n'existe pas de «monothéisme» qui n'ait été accompagné, historiquement, de sa «tentation» polythéiste, ni non plus de «polythéisme» qui ne traduise, à divers moments de son histoire, ses attaches souterraines à un monothéisme toujours mal dissimulé dans une représentation commune du divin.

Finalement, on pourrait dire brièvement que monothéisme et polythéisme, en tant que représentations, constituent deux traitements différents d'une même perception du «divin», formée elle-même à la limite de l'expérience commune du monde. Ce double traitement donne d'un côté un discours possible sur «les dieux», mais en même temps, et de l'autre côté, un second discours possible sur «celui qui tient dans sa main le commencement, le milieu et la fin de toutes choses», selon la très belle formule rapportée par Platon.



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