Le miroir de la mer (initiation)

Joseph Conrad
L'auteur critique un certaine vision "romantique", "idéaliste", de la mer.
Malgré tout ce qui a été dit de l’amour que certaines natures ont – du rivage – professé ressentir pour elle; malgré qu’on l’ait tant de fois célébrée en prose comme en vers, la mer n’a jamais été une amie pour l’homme. Tout au plus s’est-elle faite la complice de l’humaine inquiétude et a-t-elle joué le rôle de dangereuse instigatrice des ambitions mondiales… Sans avoir pour aucune race la fidélité de la terre bienveillante, sans recevoir l’empreinte ni de la valeur, ni du travail, ni du sacrifice de soi-même, la mer qui ne reconnaît pas la finalité du pouvoir, n’a jamais adopté la cause de ses maîtres, comme ces pays où les nations victorieuses de l’humanité ont pris racine, balançant leurs berceaux et érigeant leurs pierres sépulcrales. (p. 261)

Celui qui, homme ou peuple, mettant son espoir dans l’amitié de la mer, néglige la force et l’adresse de sa main droite, est un fou.

Comme s’il était trop grand, trop puissant pour les vertus communes, l’océan n’a ni compassion, ni foi, ni loi, ni mémoire. Son inconstance ne peut demeurer fidèle aux desseins de l’homme que par une intrépide résolution et par une vigilance armée, jalouse, sans répit, dans laquelle il est toujours, peut-être, entré plus de haine que d’amour.

« Odi et amo » est bien la profession de foi qui convient à ceux qui, consciemment ou aveuglément, ont livré leur existence à la fascination de la mer. Toutes les passions tempétueuses de l’humanité dans son enfance, l’amour du butin et celui de la gloire, l’amour de l’aventure et celui du danger, avec le grand amour de l’inconnu et les vastes rêves d’empire et de pouvoir, ont passé comme des images que réfléchit un miroir, sans laisser de souvenir, sur la face mystérieuse de la mer.

Impénétrable et sans cœur, la mer n’a rien livré d’elle-même à ceux qui ont brigué ses précaires faveurs. Différente en cela de la terre, elle ne peut être subjuguée au prix d’aucune patience et d’aucun effort. Malgré sa fascination qui a fait de tant d’hommes la proie d’une mort violente, son immensité n’a jamais été aimée comme l’ont été les montagnes, les plaines et même le désert.

Je crois bien, à vrai dire, que, si l’on ne tient pas compte des protestations venant d’écrivains qui limitent en ce monde leurs soucis au rythme de leurs lignes et à la cadence de leurs phrases, l’amour qu’un certain nombre d’hommes et de nations (p. 262) déclarent avec tant d’empressement ressentir pour la mer, est un sentiment complexe où l’orgueil entre pour beaucoup, la nécessité pour un peu et l’amour des navires – ces infatigables serviteurs de nos espoirs et de notre amour propre – pour la part la meilleure et aussi la plus réelle.

Pour des centaines d’hommes qui ont outragé la mer, depuis Shakespeare dans ce vers :
    Plus cruel encor que la faim, l’angoisse de la mer
jusqu’au dernier des loups de mer, du vieux modèle, qui n’ont à leur service que peu de mots et moins encore de pensées, on ne trouverait pas, je crois, un marin qui ait jamais associé une imprécation au nom mauvais ou bon d’un navire. Et si jamais son blasphème, provoqué par la dureté de la mer, fut allé jusqu’à atteindre son navire, ce n’eût été que légèrement et comme une main peut, sans péché, en manière de caresse effleurer une femme


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L’amour éprouvé pour les navires, est profondément différent de celui que les hommes ressentent pour toute autre œuvre de leurs mains – de l’amour qu’ils portent, par exemple, à leurs maisons – parce qu’il n’est pas trop altéré par l’orgueil de la possession. Il peut entrer dans cet amour l’orgueil de l’habileté, l’orgueil de la responsabilité, la fierté de l’endurance, mais il reste d’ailleurs un sentiment désintéressé. Aucun marin n’a jamais chéri un navire même lui appartenant, pour la seule (p. 263) raison qu’il en tirait profit. Cela, je pense, n’est jamais arrivé à aucun; car un armateur, même des meilleurs, a toujours été étranger à ce sentiment d’intime et d’égale camaraderie unissant le navire et l’homme qui s’appuient l’un sur l’autre contre l’hostilité implacable, encore que parfois dissimulée du monde des eaux.

La mer – c’est une vérité qu’il faut reconnaître – n’a point de générosité. Jamais on n’a vu aucun étalage de qualités viriles – courage, hardiesse, endurance, loyauté – toucher l’irresponable conscience de son pouvoir.

L’Océan a l’inconsciente humeur d’un autocrate sauvage gâté par une excessive adulation. Il ne peut souffrir la plus légère apparence de défiance, et il est à jamais resté l’irréconciliable ennemi des navires et des hommes depuis que ceux-ci ont eu l’audace inouïe de s’en aller flotter ensemble en affrontant son regard.

Depuis ce jour, il a continué à engloutir les hommes et les flottes sans que son ressentiment soit rassasié par le nombre des victimes, par tant de navires sombrés et tant de vies anéanties. Aujourd’hui, comme toujours, il est prêt à tromper et à trahir, à briser et à engloutir les hommes, incorrigibles optimistes qui, s’appuyant sur la fidélité des navires, s’efforcent de lui arracher la fortune de leur maison, l’empire de leur monde, ou seulement une part de nourriture pour leur faim. Si ce n’est toujours pour briser à grand fracas, il est toujours près pour un naufrage insidieux. La plus étonnante merveille de ses abîmes est leur insondable cruauté.

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(p. 264)

Rien ne peut toucher la sourde amertume de son cœur ouvert à tous et sans fidélité envers personne, il exerce sa fascination pour la ruine des meilleurs. Il ne convient pas d’éprouver pour lui de l’amour. Il ne connaît aucun lien de foi jurée, aucune fidélité à l’infortune, à la longue camaraderie, au dévouement prolongé. La promesse qu’il tient sans trève est vraiment grande, mais le seul secret de sa possession est la force, la force jalouse et vigilante d’un homme qui garde, en fermant ses portes, un trésor convoité.


Traduit par Jean Mariel

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