Jean Paul Lemieux peintre

Marcel Nadeau

Dans le témoignage qu'il a su donner de son époque, nul plus que Jean-Paul Lemieux n'aura traduit notre solitude, notre misère, notre hantise de la mort, de même que notre besoin de rêve, notre soif d'absolu.

«Le Musée du Québec en 1992, et le Musée des beaux-arts de Montréal en 1993, auront présenté une étonnante rétrospective du peintre québécois Jean Paul Lemieux. La première, en 1992, s'intitulait L'effet Lemieux, et la seconde, en 1993 Lemieux, c'est l'émotion. De telles expositions allaient donner de ce peintre décédé en 1990, les différentes étapes qui ont marqué son cheminement en tant qu'homme et artiste.

Tout d'abord, évoquons le temps des apprentissages. C'est en 1923 que Jean Paul Lemieux peint son premier tableau à l'huile, les Chutes Montmorency; il a dix-neuf ans; il est à l'âge des grandes orientations. C'est ainsi que les quelques années suivantes, nous le verrons en particulier fréquenter l'atelier de Suzor-Côté, celui de Clarence Gagnon, ainsi que de nombreuses galeries d'art, notamment en Europe et aux États-Unis. En 1930, paraît le Petit Page de Frontenac de Maxine, pseudonyme de Marie-Caroline-Alexandra Bouchette, à la Librairie d'Action canadienne-française. Les illustrations sont de Jean Paul Lemieux. Elles dénotent déjà un dessin ferme, épuré, pour n'évoquer que l'essentiel. Cependant, la manière y est encore scolaire, rigide, par la stricte observance des règles du genre, telles que les impose sans doute une époque. Les années suivantes, parallèlement à une carrière de professeur dans le domaine des beaux-arts, Lemieux affine sa technique. Sans développer un style qui pourrait le définir, il multiplie toutefois les expériences en matière picturale. Études de personnages. Natures mortes. Vues d'intérieur ou de fenêtre. Paysages des plus variés. Mais cependant, une vocation se dessine. L'artiste commence à peindre la réalité socio-culturelle du Québec: un tableau comme Portrait de l'artiste à Beauport Est, peint en 1943, reste très révélateur de la voie qu'a décidé d'explorer l'artiste-peintre. Certains autres tableaux deviendront les classiques de cet art à la fois naïf et étudié: Lazare (1941), Notre-Dame protégeant Québec (1942), Disciples d'Emmaüs (1942) et La Fête-Dieu à Québec (1944).

En même temps, Jean Paul Lemieux se fait de plus en plus critique vis-à-vis de son milieu. Il va jusqu'à intégrer de manière originale les dimensions de l'humour et de l'ironie. À titre d'exemple, nous retiendrons cette composition de 1944, où deux religieuses, dans leur costume distinctif, accompagnent, lors d'un pique-nique, de jeunes élèves. Certaines, parmi ces dernières, prennent leurs ébats dans les eaux de la rivière. L'une de ces enfants tient sa robe à hauteur de hanche, et regarde au fond de l'eau. Une autre, jupe relevée, se penche... et là, le peintre en profite pour nous révéler malicieusement les dessous de la demoiselle... au premier plan!

Cette forme d'espièglerie ou d'«irrespect» ne représente cependant qu'un tournant dans la longue quête de Jean Paul Lemieux. Commence alors une période qui fera vraiment de lui l'un des pères fondateurs de l'art moderne au Québec. Tandis que les Borduas et les Pellan adoptent les formules de l'automatisme et de l'abstractionnisme, Lemieux, tout en restant figuratif, choisira le dépouillement des formes, la stylisation et des êtres et des choses. Un tableau comme Les Ursulines (1951) reste éloquent à cet effet. Il permet même à l'artiste de remporter, en 1953, le Grand prix de peinture au Concours artistique de la Province de Québec.

Les deux ou trois décades qui suivent ce triomphe vont effectivement accorder à Jean Paul Lemieux la possibilité de porter à maturité un talent qui confine au génie. Les chefs-d'oeuvre vont se multiplier. Par leur symbolique profonde, par leur savant hiératisme, ils deviendront véritablement des références pour traduire la désolation de certains grands espaces (Autoroute, 1963), pour évoquer solitude et détresse de l'âme en quête d'elle-même (Orion, 1967) ou, plus simplement, la quête de quelque paradis perdu (L'Orpheline, 1956; Le Grand nu, 1966).

Lemieux usera surtout du paradoxe pour exprimer les ambiguïtés de la condition humaine. Le monde de l'enfance est-il représenté? Ce devrait être la joie, la légèreté. Voici que l'ombre d'une crainte ou celle d'une amertume s'inscrivent sur les visages (1910 Remembered, 1962; le Tapis rouge, 1957). S'agit-il du moment des Noces de juin (1972) ou de celui des Noces d'or (1966)? Déjà, malgré la fête, tout ce qui est nostalgie, tout ce qui est souvenir, semble prendre possession des âmes et des corps. Par cette dramaturgie, l'artiste parvient à créer en quelque sorte une mythologie. Certaines œuvres picturales de cette période livreront d'ailleurs les éléments de ce qui pourra former à la fin un exceptionnel Portrait, nul autre que celui de l'artiste (1974).

Dans cette composition diversifiée où nous retrouvons les leitmotiv de la pensée de Lemieux, l'angoisse détermine justement chacune des principales étapes de la vie humaine, synthétiquement représentées. Cette angoisse peut même se définir chez Lemieux comme un questionnement qui n'aurait de cesse de nous hanter, à propos du sens à donner à chacun de nos jours.
Devant ce Portrait de l'artiste, on se surprend également à penser aux corbeaux qui habitent une des dernières œuvres de Van Gogh. Mais, chez Jean Paul Lemieux, les images de mort ont accompagné très tôt son cheminement. Ombre omnisciente, la mort veille, elle tournoie au-dessus des êtres, infiniment présente.

Ce tragique, l'autoportrait en question le manifeste au plus haut point. Une telle mort rejoint tout d'abord l'enfant que fut l'artiste; ce dernier posant au premier plan de l'œuvre. Elle plane ensuite sur le jeune homme, debout, en attente près du cadrage d'une porte. Puis, cette mort va s'incarner en un intrigant Visiteur du soir se découpant, anonyme, sur une profonde étendue de neige. Enfin, sans se lasser, la même mort poursuit son chemin, maintenant déguisée en noir Cavalier, parcourant quelque grand champ enneigé, l'horizon à perte de vue. Tableaux simplement retranscrits en cet éloquent autoportrait d'artiste, Le Visiteur du soir et le Cavalier dans la neige composés respectivement en 1956 et 1967, deviennent donc, par la magie de l'art, comme une nouvelle mise en abîme des plus efficaces pour intégrer la dimension du Temps.

L'une des œuvres également majeure de cette période faste pour l'artiste peintre, est bel et bien l'Hommage à Nelligan, composé en 1971. À l'avant-scène du tableau se présente le poète, chapeau melon noir, sombre manteau, mains gantées. Tristement songeur, son visage est légèrement tourné sur le côté. Les yeux regardent, nous ne savons quelles profondeurs intérieures. En arrière du poète, nous voyons une partie du Carré Saint-Louis de Montréal, où le jeune homme habitait avec ses parents. Le parc, qui semble ici immense, est couvert de neige. Un plan d'eau glacé porte de rares reflets d'arbres, dénudés. Par cette journée amère et froide, quelques promeneurs vont en ce parc. Il est même des chiens, pour trottiner à l'air libre. À gauche du poète, à quelques pas en arrière de lui, se tient silencieusement une femme, elle aussi, comme le poète, figée en une pose. Tout au fond du tableau, l'horizon est fermé: à peine quelques fenêtres éclairées sur cette muraille de maisons, à l'architecture victorienne. Le ciel, brumeux, est chargé de l'ombre d'une nuit toute proche.

Par cet Hommage à Nelligan, Jean-Paul Lemieux apportait à son œuvre la preuve renouvelée d'une sensibilité exceptionnelle. En des traits incisifs, allant droit à l'essentiel, il résumait symboliquement le drame du poète montréalais, qui allait bientôt sombrer, à l'image prophétique de son fastueux Vaisseau d'or.

Pourtant, lors de ces décades purificatrices, Jean-Paul Lemieux travaillait ardemment sur bien d'autres sujets, en particulier sur cette murale (1956-1957) qui devait orner le grand hall d'entrée de la Faculté de médecine de l'Université Laval de Québec, sa ville natale et d'adoption. Large murale, où dans un minimum d'espace, il a fallu brosser les éléments propres à une odyssée: le geste d'un monde, aux prises avec la souffrance humaine à soulager. Pendant leurs études en médecine, que d'étudiants admirablement impressionnés, se seront arrêtés pour méditer une telle fresque! La ville de Québec, stylisée, s'enorgueillit de ses principales caractéristiques architecturales; personnels médical et paramédical ne forment qu'un seul groupe, fébrilement à l'œuvre, au cœur même de la Cité.

À la fin de ces trois décades d'une production d'œuvres déterminantes, un volet, non encore mentionné, reste important pour définir la démarche polyvalente de Lemieux. Il concerne précisément un ensemble de lithographies, réalisées en 1971 pour La Petite poule d'eau, de Gabrielle Roy. Un tel travail semble résumer le génie du peintre aguerri par tant de recherches et de réalisations: tous les thèmes qu'il a su privilégier jusqu'à maintenant, se retrouveront magnifiés, transfigurés par l'esprit qui anime l'œuvre de la romancière québécoise.

Déjà, débute une autre phase dans la vie de Jean Paul Lemieux. C'est même la dernière, puisqu'elle se poursuivra au long des ans jusqu'au décès de l'artiste. Cette période se caractérise par une suite de tableaux dont la majorité semblent sortis tout droit de l'expressionnisme le plus douloureux, le plus mortifère. Profil d'une ville dans la nuit, cubes simplement multipliés pour former une étrange théorie. Visages torturés, crispés d'un groupe de manifestants. Soldats au garde-à-vous sur une neige blanche, l'uniforme vert, décoré d'une étoile rouge. Figure interrogative d'un Homme tout seul (v. 1987). Noir cortège d'hommes à l'arrière d'un corbillard. Scènes de vie comme aux approches, ou comme aux lendemains, d'apocalypse.

L'un des plus forts tableaux qui avaient été le présage de cette amère période, est incidemment celui que Jean-Paul Lemieux a consacré à la figure de Paul VI (1970). Sur fond noirâtre, comme en un large ciel fermé, l'homme, mains croisées sur les genoux, apparaît, de gris-bleu vêtu, comme transi, en une souffrance contenue, mais lumineuse. À vif, le regard est posé sur nous. Tragique, ce portrait de Paul VI ne peut-il pas représenter la nécessaire tension du Père dont la mission est de dire la vérité, alors même qu'il sait qu'elle peut ne pas être entendue? Ce Pasteur, ce Nautonier, peu avant de livrer une Encyclique qui allait paraître audacieuse, avait qualifié l'Église d'«experte en humanité». Le voici lui-même maintenant saisi par le peintre, presque «inhumain» par trop de douleur, par trop de déchirement assumé.

Dans le témoignage qu'il a su donner de son époque, tout en traduisant lui-même ses plus profondes aspirations comme ses plus obscures angoisses, nous serions portés à dire de Jean-Paul Lemieux, que nul plus que lui, en définitive, n'aura traduit hic et nunc notre solitude, notre misère, notre hantise de la mort, de même que notre besoin de rêve, notre soif d'absolu.

En d'autres termes, l'homme que représente la saga de Lemieux, peut à la fin correspondre à cet homme qui tournerait littéralement le dos au soleil. Inflexible quotidien, immense désert à traverser, tout peut devenir effectivement conspiration contre un être par essence précaire. Pourtant, en un sens, cet homme n'était simplement vu qu'à contre-jour. Autour de lui, régnait l'espace, l'espace à franchir. Mais seule, en cette nuit cauchemardesque, l'espérance, flamme sans cesse nouvelle, pouvait encore éclairer une âme.»

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