Watteau ou la poésie de l'esprit

Gabriel Séailles
L’homme et l’artiste
William Pater, le maître le plus délicat de la critique anglaise, dans ses Portraits imaginaires, a consacré un article à Watteau, prince of court painters. Il feint d'avoir retrouvé un ancien journal écrit de 1701 à 1721 par la fille du sculpteur Pater: La jeune femme ne trahit son amour que par la curiosité passionnée avec laquelle, dans sa solitude provinciale, elle suit de loin le jeune peintre, s'efforce de surprendre le mystère de sa nature et le secret de son art. L'idée de W. Pater, c'est que Watteau a dans le cœur et l'esprit un sérieux qui l'élève au-dessus des sujets qu'il traite. Le charme et la mélancolie de son œuvre s'expliquent par ce contraste, par la supériorité intellectuelle et morale de l'artiste qui n'est pas dupe de la vie élégante, alors même qu'il en subit la séduction.

«8 octobre 1701: La grossièreté de son milieu a changé son goût pour les grâces, même les plus simples de la vie, en un besoin physique, comme la faim ou la soif, qui pourrait devenir une passion... Juin 1705: Il y a en lui un air de réserve, un sérieux qui me fait songer à un de ces graves hommes d'État hollandais, tel que fut le fameux Guillaume le Taciturne. Février 1715: Si j'entends quelque chose à ces matières, Antoine Watteau peint cette vie délicate de Paris avec tant de charme et d'esprit parce qu'au fond il la regarde de haut et la méprise. Août 1717: En vérité, Watteau restera toujours le fils du couvreur. Il ne dépassera jamais sa première éducation, et ces choses légères toujours posséderont pour lui une sorte de valeur symbolique et empruntée évoquant ce monde impossible ou défendu, que le fils du couvreur entrevoyait à travers les portes closes du jardin enchanté. Les grâces frivoles et mesquines, signes apparents d'un monde plus noble d'aspiration, et d'idée, même maintenant qu'il connaît, comme je le crois, leur réelle petitesse, lui apportent par le pouvoir de l'association toute la vieille ivresse magique de son rêve, ce rêve d'un monde meilleur que le monde réel. C'est là, j'imagine, le secret de son succès. Certes, ce monde gagne à réfléchir ainsi sa réalité pauvre et grossière dans l'esprit d'un homme qui rend tous ses caprices de la hauteur d'un Corneille (from the height off a Corneille).»

Cette psychologie me paraît fort aventureuse dans sa subtilité. Watteau a pris les éléments de son œuvre là où il les a trouvés, à l'Opéra et au théâtre de la foire autant que dans les salons de Crozat. Si Watteau avait eu l'âme d'un Corneille, il en aurait fait passer l'héroïsme dans son langage et dans sa pensée. La vérité est qu'il s'est révélé dans son art tel qu'il était avec ses qualités et avec ses défauts et, ce que nous renvoie son œuvre, c'est bien l'image de son esprit.

Regardez les dessins de Watteau, ses tableaux, son œuvre gravée; ce qui d'abord vous frappe, se dégage des impressions multiples, c'est l'esprit, quelque chose de vif et d'allègre, la verve d'une observation qui se joue à la surface des choses, un art de souligner l'expressif sans y insister, une manière de prendre la vie légèrement, d'y faire passer le sourire d'une ironie sans amertume, une touche fine, prompte, qui met dans un contour, dans un accord de tons l'imprévu, la surprise, la justesse d'un mot heureux dans l'entraînement de la causerie. Tous les amis de Watteau s'accordent, à dire «qu'il était né sarcastique», qu'il «démêlait et rendait à merveille les ridicules de ceux qui venaient l'interrompre» dans son travail et l'importuner; ils nous le montrent «faisant volontiers quelque plaisanterie d'un grand sang-froid, accompagné d'un air doux qui lui était naturel». (Caylus) Peintre, Watteau garde le don et le goût de l'observation il excelle à saisir le mouvement, non pas celui qui trahit l'énergie de la volonté ou l'ardeur de la passion, mais tous les gestes vifs, spirituels, un port de tête, un jeu de physionomie, un balancement de hanches, les élégances de la démarche féminine, les manèges de la coquetterie, toute la mimique des conversations galantes qui, comme dans la voix, dans tout le langage du corps, mettent le frémissement léger de l'émotion amoureuse.

Mais l'esprit de Watteau a ce charme unique d'être grâce et sentiment. Cet homme «caustique» est un «timide» et un poète. Chose inattendue, l'artiste qui ne peint de la nature que le décor enchanté des jeux de l'amour, le peintre dont les paysages sont faits pour l'homme, pour ses fêtes, est un misanthrope. Watteau était sombre, «mélancolique», il avait «le dégoût de lui-même et de tous les hommes»; il dédaignait le succès, il s'irritait des compliments, il se dérobait aux curieux, il cachait sa retraite et il demandait qu'on n'en trahît point le secret. Mais ce misanthrope sans méchanceté était an naïf, un enfant: «il était continuellement la dupe de tout ce qui l'entourait», non par manque de jugement, mais par faiblesse, par défaut de résistance, par une sorte de lassitude et de négligence. Avec les amis qui, n'étant pas des étrangers, ne troublaient point sa solitude, il redevenait l'homme de son œuvre, «agréable, tendre et peut-être un peu berger» (Caylus). Il apportait à la vie réelle une insouciance mêlée de mauvaise humeur. Il ignorait les ivresses banales de la vanité: il dédaignait ses œuvres faites; il lui arrivait d'effacer un tableau achevé. Il avait l'impatience de toute servitude; il vivait au jour le jour, librement, sans s'inquiéter du lendemain. «Il n'aimait point l'argent et n'y était nullement attaché» (Caylus); il poussait le désintéressement jusqu'à s'emporter contre son ami Gersaint, qui voulait lui donner de ses œuvres «un prix raisonnable» .Un jour que Caylus lui adressait des remontrances et cherchait à l'effrayer par l'image de l'avenir, de ce qu'il cachait de possible et d'inconnu, il n'en obtint que cette réponse «Le pis aller, n'est-ce pas l'hôpital? On n'y refuse personne». Watteau est un poète autant qu'un observateur; on ne le trompe pas, il sait voir les choses et les hommes comme ils sont, mais il se détourne de ce qui le froisse, il s'y refuse; il semble que le contact du monde réel trop rude blesse ce rêveur de choses ailées: il se réfugie dans le monde féerique qu'évoque sa fantaisie, il ne demande à la nature que les images qui lui en donnent la vision précise et la réalité pittoresque.

Cette poésie, où se fondent la grâce, l'émotion et l'esprit, se lie au tempérament de l'artiste, en exprime les faiblesses et les ardeurs. Watteau est un malade: atteint aux sources mêmes de la vie, il meurt lentement de la poitrine; son inconstance, la mobilité qui l'entraîne à changer sans cesse de logement, n'est que l'inquiétude de l'être blessé qu'agite le besoin de laisser quelque part le mal qui l'oppresse. Il emporte avec lui le songe du pays où l'on ne souffre ni ne meurt, où la vie s'écoule dans les jeux d'un loisir sans ennui que remplit l'illusion toujours renaissante de l'amour. «Il était libertin d'esprit, mais sage de mœurs», dit Gersaint; et Caylus: «Il était naturellement sobre et incapable d'aucun excès. La pureté de ses mœurs lui permettait à peine de jouir du libertinage de son esprit»

Le réalisme de l'ancien mousquetaire, dont on sait le cynisme, enlève au critique l'intelligence de l'art délicat de son ami. Pour parler son langage, nul n'a, plus que Watteau, «joui du libertinage de son esprit»; il l'a transposé dans un rêve charmant dont il s'est enchanté lui-même et dont il a laissé pour tous l'inoubliable image. Sa poésie est la poésie du désir, mais du désir qui n'aspire point à se détruire lui-même, qui se complaît dans sa propre fièvre, s'attarde à l'espoir d'un bonheur qu'il redoute, savoure la demi ivresse qui précipite le cours des idées et des images, en accélérant doucement le rythme du cœur. Il aime de la femme la coquetterie, les mouvements onduleux, tout ce qui met dans son attitude, dans son geste, le souvenir et comme la promesse de l'abandon; il aime de l'amour ses préludes, les longs entretiens, les mots murmurés à voix basse, les mains et les lèvres qui s'égarent; il en oublie les réalités brutales pour n'en garder que le jeu troublant, l'espèce d'enchantement qui, dans un recul de rêve, évoque le décor de ses fêtes galantes. Une ombre de mélancolie voile ce monde fragile, où le sentiment n'est que la grâce de l'esprit, ronde d'Obéron et de Titania, songe d'une nuit d'été que les premières lueurs du jour vont dissiper. Sa fantaisie spirituelle se pose sur les fleurs sans les flétrir, elle garde quelque chose d'ailé qui la soutient et l'empêche de s'abaisser.

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Le génie de Watteau
La manière dont compose Watteau, sa méthode de travail nous apporte une révélation précieuse sur les dons de son génie. Ce poète est un réaliste L'observation et la fantaisie se pénètrent intimement dans son esprit et dans son œuvre. Il aime la nature, l'oubli que donne sa contemplation, l'effort pour la rendre et pour l'égaler. Il ne se lasse pas de dessiner d'après le modèle vivant. «Il trouvait plus d'agrément à dessiner qu'à peindre, écrit Gersaint. Je l'ai vu souvent se dépiter contre lui-même de ce qu'il ne pouvait point rendre en peinture l'esprit et la vérité qu'il savait donner à son crayon;» et Caylus: «le dessin avait pour lui un attrait infini. Le contact perpétuel avec la nature l'a sauvé de la manière et lui a permis de garder la vérité du geste et le sens de la vie.»

Rien n'est plus instructif que l'étude des dessins des maîtres. Ils ne les ont pas faits pour nous, mais pour eux-mêmes. La pensée s'y cherche, y jaillit dans son premier jet, s'y poursuit dans son progrès successif. Prenez les Figures de différents caractères, les dessins que gardent nos musées (Louvre, British Museum) vous ne trouverez pas une seule composition, rien que des études d'après le modèle vivant. Quand Gersaint a l'occasion de parler d'un tableau, des scènes militaires ou même de la fameuse enseigne, il ajoute: «le tout d'après nature». Seulement, alors que Watteau regarde la nature en ne croyant que la refléter, il voit d'abord en elle ce qui l'émeut, ce qui répond à l'image intérieure, aux petites scènes que dans une sorte de lointain il entrevoit. Quand il a revêtu d'habits de comédie les amis qui consentent à poser, il donne aux visages plus d'acuité, plus d'esprit, aux corps plus de sveltesse, aux gestes plus de liberté et déjà les accorde au rôle qu'il leur fera jouer. Dans la belle femme qu'est la servante, il voit la belle dame qu'elle pourrait être, il serre la forme, il affine les attaches, il la montre fière, mutine, coquette, ingénue.

Le témoignage de Caylus, qui souvent l'a vu travailler, nous est ici précieux:
    Le plus ordinairement il dessinait sans objet. Car jamais il n'a fait ni esquisse, ni pensée pour aucun de ses tableaux, quelque légères et quelque peu arrêtées que ç'a pu être. Sa coutume était de dessiner ses études dans un livre relié, de façon qu'il en avait toujours un grand nombre sous la main... quand il lui prenait gré de faire un tableau, il avait recours à son recueil. Il y choisissait les figures qui lui convenaient le mieux pour le moment. Il en formait ainsi ses groupes le plus souvent en conséquence d'un fond de paysage qu'il avait conçu ou prépare. Il était rare même qu'il en usât autrement.

Il n'est pas juste de dire que Watteau dessine sans objet. Sans doute, en face du modèle, il l'étudie pour lui-même, mais il l'imagine autant qu'il le voit. La réflexion n'éclaire pas toutes les démarches du génie. Son œuvre est comme tout entière présente en lui, il ne cesse d'y travailler et, l'heure venue, il en détache, si j'ose dire, les scènes particulières qu'il peint tour à tour. Quand Caylus dit qu'il ajoute les figures au paysage, il ne voit que le travail extérieur. Dans le travail intérieur, profond, auquel il n'assiste pas, que le peintre lui-même plus ou moins ignore, le paysage est le milieu naturel des figures qui l'animent, il ne les appelle que parce qu'il est créé par elles et pour elles.

D'ailleurs, du dessin à la peinture, la transition chez Watteau est insensible. Son dessin est un dessin de coloriste. Il ne cherche pas l'arabesque de la ligne, il ne construit pas les volumes par l'opposition des clartés et des ombres; avec la sanguine, rehaussée de pierre noire et parfois de blanc, par la facture, par je ne sais quel frémissement il donne l'impression de la couleur. Il manie ses crayons comme sa brosse. Son dessin est déjà peint, il est une peinture simplifiée dans ses tons, qui les fait comme pressentir, et où s'indiquent les jeux et les touches du pinceau. Quand, devant sa toile, il ouvre son album et choisit son personnage, il n'a qu'à suivre le dessin qu'il consulte, et le transposer en y ajoutant la variété des tons.

Cette manière de composer explique ce que nous trouvons d'un peu décousu dans ses premières œuvres. Ses scènes militaires sont animées, spirituelles, mais les épisodes et les groupes s'y juxtaposent, la foule des petites figures s'y repousse et s'y coudoie sans ordre. La Mariée du Village (Potsdam), tableau d'ailleurs ruiné, nous montre encore dans un petit cadre (0,47 x 0,55) sans parler d'un carrosse à deux chevaux, plus de cent personnages dont il est superflu de dire qu'ils n'ont de commun que le fait d'assister à la noce. Sur le même thème, le Contrat (Prado, Madrid) reste encore assez confus. L'Accordée de Village (Londres, Joane Museum), le mieux conservé de ces tableaux, par les rappels de tons, la disposition des groupes, les parti pris de lumière et d'ombre, atteste un plus grand souci d'équilibre et de clarté.

Alors, comme aujourd'hui, les amateurs prétendaient enfermer à jamais le peintre dans les sujets et la manière qui les avaient d'abord séduits. Ils voulaient de Watteau, dans de tout petits cadres, une foule de personnages. Mais Watteau était trop désintéressé pour s'asservir. De plus en plus, en même temps qu'il modifie sa technique, il grandit la dimension de ses toiles et, au lieu de les encombrer, il ordonne ses groupes, il les relie l'un à l'autre, sans renoncer à l'aisance, à la liberté, à ces figures d'arrière-plan qui laissent à cet art plus réfléchi la spontanéité et comme le désordre apparent de la vie, Watteau a eu cette rare fortune de se mettre tout entier dans une œuvre qui, faite de la grâce de son esprit, en reste le témoignage et le vivant symbole. L'Embarquement pour Cythère est le tableau qu'il présenta pour sa réception à l'Académie. Baigné dans une atmosphère blonde, où le souffle de la brise lente porte la caresse d'une musique légère, le paysage prolonge ses contours nonchalants; entre les collines bleuies, dont une lumière douce argente les sommets, le fleuve alangui coule, réfléchissant le ciel et ses rives et, sur ce fond de rêve, ondule la ligne des pèlerins — robes de satin, petites vestes et manteaux courts, blancs, roses, bleus, relevés et soutenus par les bruns — déroulant dans son unité les épisodes variés de ce poème de l'amour sans hâte et sans fièvre. Assise sur un banc, que domine un buste de Cypris sortant d'un terme de marbre où montent et s'épanouissent des roses, celle-ci écoute l'homme à genoux qui se soulève vers elle, et son visage penché laisse déjà lire le charme des paroles troublantes; celle-là s'est laissé convaincre et, d'un geste décidé, tend les deux mains vers l'amant qui la relève; grande, belle, sérieuse encore, déjà prête au départ, cette autre, le bras de celui qui l'entraîne autour de la taille, se retourne et regarde le couple qui se relève comme pour l'attendre et s'enhardir de son exemple; au bas du tertre, sur le chemin, avec la familiarité des premiers pas faits, les couples joyeux, enlacés, souriants — l'une, de ses deux mains suspendue an bras de l'aimé — s'en vont vers la galère d'or enguirlandée de roses, où deux nochers nus attendent, appuyés sur leurs rames, tandis qu'au dessus tourbillonnent les petits Amours lancés comme une volée de fleurs; et de la causerie timide encore, où la voix hésite et tremble, aux mains qui se pressent, aux bras qui se serrent, aux lèvres qui se cherchent, aux baisers qui montent avec un bruit d'ailes, c'est, en ces groupes divers, le même sentiment qui naît, grandit, développe ses épisodes successifs, le même chant visible dont la ligne au rythme onduleux relie les stances l'une à l'autre.

L'Embarquement pour Cythère, c'est le poème de l'amour délicat où l’esprit s'émeut avant le cœur, où l'imagination se trouble avant les sens, le poème des sympathies soudaines, des abandons sans résistance, des rencontres qui font les bonheurs d'un jour inoubliables; c'est un pays féerique où tout se dispose de soi-même pour cet enchantement du caprice amoureux, les guirlandes de roses et d'amours envolés, le bruissement des feuillages légers, les bosquets qui offrent leur retraite aux couples lassés, le reflet mélancolique du paysage; au soleil couchant, dans les eaux dormantes. Dans ce monde du rêve, on ne connaît ni le regret, ni le remords, ni les tumultes de la passion, ni les déchirements des sentiments contraires; les âmes descendent une pente douce qui, de la causerie spirituelle et galante, avec des lenteurs de menuet, les mène à l'amour, sans déranger les plis des robes de satin aux cassures lumineuses; de la vie il ne reste que l'amour, et de l'amour que le rêve d'un poète soudain épris un soir de bal, dont l'enchantement se mêle de la mélancolie secrète des réveils prochains.

L'Embarquement pour Cythère, que possède le musée du Louvre, est une esquisse; en respectant les grandes lignes de sa composition, Watteau la compliqua, l'enrichit et fit un tableau qu'acquit son ami de Julienne. Des mains de Julienne il passa dans celles de Frédéric, et il appartient aujourd'hui à l'Empereur d'Allemagne. Des deux œuvres quelle est la plus précieuse? La question est assez oiseuse, la vérité est qu'elles sont autres. Le tableau du château de Berlin est plus meublé, plus brillant, plus fleuri. Au lieu d'un simple buste, sur un piédestal se dresse une statue de Vénus que lutinent des amours; au pied de la statue de nouveaux groupes remplissent tous les vides laissés dans l'esquisse; enfin, dans l'ouverture du paysage, se dresse un mât d'où pend une voile et qu'entoure une gerbe d'amours envolés. Dans l'esquisse il y a plus de poésie, plus de mystère; les premiers plans sont dans le silence, les groupes un peu reculés s'attendent, s'appartiennent, sont à leurs propres sentiments; dans le tableau la fête a tout envahi, les groupes rapprochés n'ont qu'à suivre le flot qui les pousse, le poème délicat se perd dans le bruit des voix et dans l'éclat des choses.

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Watteau peintre français
Watteau est né à Valenciennes six ans après sa réunion à la France; Julienne lui donne le titre de «peintre flamand de l'Académie royale»; mais, s'il est vrai qu'il doive quelque chose à ses origines, nul peintre, par ses qualités comme par ses défauts, par sa poétique, par sa facture même, n'est plus à nous. S'il emprunte les éléments de son langage pittoresque à Anvers et à Venise, de ces éléments empruntés il se fait un langage qui est à lui, d'un accent très individuel et bien français. Sa peinture transpose l'éloquence et la splendeur de ces maîtres dans une langue vive, alerte, spirituelle; aux grands partis pris, aux effets puissants, largement contrastés, elle substitue les petits effets de lumière, les jeux d'un rayon dont le caprice ingénieux fait éclater un pli de satin, touche une oreille, une nuque dorée, caresse un profil souriant. Les dessins dont il ne se lassait pas de remplir ses albums, reculant l'heure de peindre les tableaux charmants dont il restait toujours mécontent, révèlent tout ce qui peut tenir d'esprit dans un contour, dans un modelé, tout ce qui passe de la verve de l'artiste dans le mouvement de la main que mène l'image intérieure. Non seulement l'exécution est merveilleuse, avec un mélange de crayon blanc et de sanguine rend les transparences de la chair, donne à un dessin aux trois crayons la souplesse et comme la fluidité de la peinture à l'huile, mais c'est la vie même qui agite et précise le contour sinueux et ferme, crée le langage mobile qui l'exprime.

Et des têtes qui couvrent les précieux feuillets, c'est l'esprit français qui rayonne: vous n'y trouvez ni le sérieux un peu âpre de Florence, ni la morbidesse milanaise, ni la lenteur flamande; ce sont visages alertes qui ne peuvent se taire, dont les traits, même au repos, sont en mouvement, dont les lèvres se recourbent en un arc léger, dont la bouche et les yeux vont sourire, dont la ligne du nez tremble, dont les narines mobiles frémissent. Les justaucorps de soie, les petits manteaux vénitiens, les robes chiffonnées, pimpantes, par l'indication spirituelle des plis, remuent et vivent. C'est la mimique de l'esprit, toutes les attitudes qui soulignent les «oui», les «non», les «peut-être», tous les gestes vifs et comme les intonations qui sont la moitié de l'esprit dans les sous-entendus des causeries légères. Vous voyez cet homme de profil, un béret sur la tête, une collerette blanche autour du cou, l'œil vif, grand ouvert, le nez courbé, dont la ligne frémit (Louvre, 1322); et ces femmes (Louvre, 1326), celle-ci de profil, les yeux baissés, dont l'ingénuité n'est que l'attente de l'amour; celles-là de face, de trois quarts, la gorge hors du corsage en pointe, s'exerçant à tous les jeux du sourire et du regard; ces mains agitées, parlantes, dont les doigts s'allongent au manche de l'éventail; «toutes ces pensées du matin» où le peintre mêle sa rêverie à l'étude de la nature, laisse l'œuvre naître, se préparer lentement: les fins adolescents, les joueurs de flûte, les femmes assises qui se relèvent, les personnages et les groupes que vous retrouverez disposés dans les paysages des Fêtes galantes

A Dresde, à Potsdam, à Berlin, à Londres, jamais je n'ai rencontré Watteau sans me sentir comme rafraîchi d'un souffle d'air natal. Il a prouvé, une fois de plus, par l'initiative imprévue du génie, la vanité des formules par lesquelles le pédantisme prétend fixer d'avance les limites de l'invention dans l'idéal. Volontiers on oppose, l'esprit à la poésie, on y voit un souffle desséchant qui tarit le sentiment à sa source. Watteau a créé la poésie de l'esprit, il a su trouver les insensibles nuances par lesquelles il se transpose dans l'émotion d'un rêve capricieux et charmant. Il échappe aux défauts qu'on reproche souvent à nos peintres, il reste dans les conditions de son art, il ne cherche ni la psychologie ni l'éloquence, il ne pense pas avec des mots, il ne traduit pas; la peinture est son langage naturel. Les moyens d'expression directe, que lui donnent la ligne et la couleur, lui suffisent; il est spirituel sans rien de littéraire. Il n'exprime pas tout l'esprit français, ni même ce qu'il a de plus élevé; mais ce Flamand est le peintre français par excellence, s'il est vrai que de l'esprit national il rend ce qui, surtout, le distingue et l'oppose, l'agilité, l'ironie, la coquetterie, toutes les grâces qui ont séduit et parfois irrité le monde et si de ces éléments, par une combinaison imprévue, il fait sortir l'émotion, l'illusion poétique et le charme pittoresque.

Watteau est un exemple frappant de ce qu'il y a d'insuffisant dans toute théorie qui veut expliquer le génie par le dehors, par son milieu. A ne consulter que ses œuvres, qui s'aviserait de le faire naître en 1684, qui devinerait que, des trente-sept années, de sa trop courte vie, trente et une se sont écoulées sous le règne de Louis XIV? Les formules simplistes ne réussissent que par la négligence des faits qui les démentent. Watteau ne reçoit pas de son temps sa sensibilité, sa poésie; il les découvre en lui-même, et ses œuvres le propagent. Que de bonnes raisons on trouverait et dans les événements contemporains et dans sa propre vie, pour qu'il eût fait le contraire de ce qu'il fit! Il ne lui vient des choses que des images de tristesse. Je sais peu d'époques où la France ait été aussi éprouvée, aussi lasse qu'à la fin du règne de Louis XIV. Les défaites se succèdent, ouvrent les frontières à l'ennemi. Allumée par la persécution religieuse, la guerre civile s'ajoute à la guerre étrangère. Le peuple meurt de faim; la cour est assombrie par les deuils successifs; le dauphin et le duc de Bourgogne, le fils, le petit-fils, les arrière-petits-fils du roi sont emportés coup sur coup. L'hypocrisie de la dévotion ajoute à ces tristesses le poids d'un mortel ennui. La vie de l'artiste ne semble pas faite pour atténuer ces impressions, auxquelles elle est singulièrement accordée: ses débuts sont pénibles; il arrive à Paris sans appui, sans argent; il se voit condamné à un labeur obscur de copiste machinal; sans parler des privations, l'ardeur d'apprendre fait plus douloureuse l'impatience des heures perdues; sa santé délicate s'accommode mal de ces épreuves, il y prend les germes de la maladie qui altère son humeur, lui enlève la joie du succès, le tue en plein travail. Vous chercherez vainement au dehors, dans je ne sais quelle fatalité étrangère à l'âme de l'artiste, le secret de ce talent ingénieux et charmant qui n'ajoute au sourire des choses une mélancolie discrète que comme un voile léger qui en achève la grâce.

En 1709, il est à Valenciennes — l'année du terrible hiver. La France est aux extrémités, Villars, court à Versailles supplier le roi de donner au moins du pain à ses soldats. C'est à cette armée que Watteau emprunte ses sujets militaires. Il dessine, il peint sur nature (Gersaint), mais il ne voit de la guerre que ce qui répond à son génie, il en tire des scènes familières, les incidents joyeux ou comiques de la vie d'aventure, des groupes pittoresques sur un fond de paysage,

Il est facile de dire que le Watteau des fêtes galantes est le peintre de la Régence, mais, en tout cas, il la devine, il la devance, et peut-on dire, au demeurant, qu'il y trouve ses modèles? Les soupers du Régent sont de sales débauches, où le plaisir tourne à la rage de s'encanailler. Emportées par un vent de folie, les héroïnes du temps sont des bêtes gloutonnes, — la Parabère, la duchesse de Berry, la fille et les maîtresses du Régent — qui s'emplissent de nourriture à déborder, boivent jusqu'à la lourde ivresse, lancent dans leurs hoquets les chansons et les propos de corps de garde. Watteau ne nous dit rien de pareil, il n'emprunte à son temps, comme à la nature, que les images qui conviennent à son rêve. Le poète guide l'observateur. Ainsi que le pauvre à travers la grille fermée, regarde le château mystérieux dans l'encadrement des grands arbres du parc, le fils du couvreur, épris d'élégance, a regardé jadis ce beau monde de loin; même quand il s'en est approché, quand il en a connu la misère et la petitesse, l'image qu'il s'en est créée est restée le symbole pour lui d'une réalité meilleure et plus douce. Il ne garde de la femme que la grâce de ses mouvements, les gestes, les attitudes qui répondent aux formes qu'il veut évoquer; il ne copie pas ce qu'il voit, il le met à profit pour créer un monde qui est à lui, des êtres, dont l'amour est toute la vie, mais qui en cherchent surtout l'attente et les promesses, qui se nourrissent de chants et de parfums et s'en vont ivres de cette ivresse vers les bonheurs qui n'existent pas.

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Le style de Watteau : la poésie de l’esprit
Watteau peint en poète, au moment même où la poésie est dédaignée, où l'écrivain à la mode est un Lamotte-Houdard, qui s'étonne «du ridicule des hommes qui ont inventé un art tout exprès pour se mettre hors d'état d'exprimer exactement ce qu'ils voudraient dire», et qui refait l'Iliade froidement, en supprimant tout ce qui la dépare — la couleur, le sentiment de la vie. Il est vrai que Marivaux semble transposer dans son théâtre la poésie de Watteau, surprendre les causeries qui, dans les grands parcs, s'accordent au murmure des feuillages et des eaux et, prolongeant l'émoi des amants, mêlent les caresses de la voix tremblante aux sons de la flûte envolés dans l'air du soir. Mais Watteau est mort depuis vingt ans lorsque Marivaux, avec quelque chose de plus maniéré, de plus réfléchi, avec moins de richesse et de verve, reprend ce poème de l'amour délicat qui s'attarde à jouir de lui-même.

Watteau est un révolutionnaire; sans faire de manifestes ni de théories, rien qu'en obéissant à, son génie, il domine l'art de son temps. Pour expliquer les changements de la mode et du goût, il faut tenir compte d'une loi de la sensibilité humaine, du besoin de changement qui entraîne la société comme l'individu. Les successeurs de Lebrun continuaient le style solennel, l'idéal de grandeur emphatique du maître, en y joignant l'ambition et le vide de l'école bolonaise. Watteau laisse là les traditions de l'école de Versailles; aux grandes surfaces peintes, il substitue ses petits tableaux de chevalet, ses panneaux décoratifs; aux Grecs et aux Perses, à David et à Alexandre, il préfère les petits soldats français de Villars, qui défilent sous ses yeux; aux vagues déesses qui se dérobent dans les nuages, les belles dames d'allures coquettes qui paradent au bras de leurs amants, devant la terrasse du Luxembourg. Mais il ne doit qu'à lui-même son style, sa poésie, l'âme de caprice, de coquetterie, de fantaisie amoureuse et spirituelle dont il anime son œuvre. Le véritable artiste paraît souvent au moment où l'on serait tenté de mettre en doute l'avenir de l'art par l'impuissance de deviner les formes nouvelles qui le rajeuniront. Il ne trouve pas ces formes nouvelles dans l'école qui meurt lentement, et dont les représentants attardés gardent la faveur et les places, dans la vague attente d'un public qui ne sait pas ce qu'il désire; il les invente, elles naissent de son sentiment; elles en ont l’imprévu et la spontanéité. Le public, le plus souvent, d'abord résiste; quelques novateurs se groupent, entraînent la masse; un beau jour, les adversaires se sont transformés en admirateurs, sans qu'ils sachent eux-mêmes comment la conversion s'est opérée. Au moment où Watteau peint, il est bien accueilli par les amateurs; mais les grands peintres sont alors les anciens collaborateurs de Lebrun, les représentants de l'école, Jouvenet, Antoine Coypel, de la Fosse, Rigaud. En 1748, près de trente ans après sa mort, le jour où Caylus lit son éloge devant ses confrères de l'Académie royale de peinture, «connaissant tout l'effort nécessaire à la nature pour la production d'un grand peintre d'histoire», il y apporte toutes les restrictions que lui paraît exiger d'un amateur éclairé le genre inférieur de son ami.

Le caractère du génie est sa fécondité; il semble qu'il y ait en lui quelque chose de contagieux, qu'il se communique et se propage. Il découvre, il éclaire d'une lumière soudaine une nuance ignorée de la sensibilité humaine, et la possibilité d'en varier l'expression sans redite, le charme de la nouveauté, rajeunit l'inspiration, multiplie la pensée d'un seul par les différents esprits en qui elle revit et se métamorphose.


Son influence sur les artistes du XVIIIe siècle
Watteau domine la peinture du xvIIIe siècle. Il a des imitateurs directs qui lui empruntent ses sujets, copient sa manière. Il avait connu Lancret chez Gillot, et lui avait conseillé «de se former sur la nature même, ainsi qu'il avait fait» (Gersaint); mais, sans y tâcher, par son exemple, par son action, il l'avait formé, à vrai dire, à son image et sur ses propres œuvres. Pater était son compatriote, avait été son élève; au moment de mourir, on s'en souvient, il le rappela auprès de lui, voulut lui consacrer ses derniers jours. Boucher n'avait pas vingt ans quand de Julienne le chargea de graver les «figures de différents caractères» d'après Watteau, et il garde, dans sa grâce plus apprêtée qu'affadie, parfois la manière, quelque chose du sentiment du maître qu'il ne fait pas oublier. Fragonard, au début de sa carrière, copie les Fatigues et Délassements de la Guerre, et ce peintre charmant qui, bien que né en Provence, dans ce pays de la pure lumière, loin de Venise et d'Anvers, se permet d'être un coloriste tour à tour plein de finesse et d'éclat, ce poète de l'ivresse amoureuse, du baiser, des surprises, des demi violences, des derniers voiles qui s'envolent, par sa facture, par son art de faire jouer les rayons sur les, étoffes, sur la chair vive, par ses esquisses brillamment frottées, rappelle le maître de l'Embarquement pour Cythère.

Cette influence de Watteau, on a pu la retrouver dans de Troy, dans Charles Coypel, dans Van Loo; mais, — sans parler des imitations directes, des sujets empruntés, de la facture qui rattache désormais l'école française non plus à Bologne, mais à Rubens et aux Vénitiens — n'est-ce pas la grâce de Watteau, son élégance, son sentiment poétique, son âme encore qui, chez tous les petits maîtres, graveurs, aquafortistes, dessinateurs, en dépit de la licence croissante, fait passer un souffle de vie libre, heureuse, sauve de la basse grossièreté par une sorte d'invraisemblance poétique, par je ne sais quoi de rêvé, de chimérique, par ce sourire de l'esprit qui rayonne jusque dans les polissonneries auxquelles le siècle finissant se complaît et s'abaisse?

La destinée de ce peintre charmant a été mêlée d'étranges vicissitudes; bien accueilli par les amateurs de son temps; après sa mort, admiré, plus ou moins imité par les artistes du XVIIIe siècle, que son oeuvre inspire; tombé dans le discrédit, méprisé, honni, quand l'école française, par une réaction légitime en un sens, se prend de visées héroïques et fait concurrence à la statuaire antique avec David dont les élèves criblent de boulettes le chef-d'œuvre du maître, relégué dans une salle d'études de l'Académie; puis, renaissant à la gloire, poète fêté par les poètes, remis enfin à son rang, au rang de ceux qui ont su découvrir en leur âme et exprimer pour tous une nuance nouvelle de la sensibilité humaine.

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