Jardin d'agrément

Michèle Drissen
Quand il m'a été demandé de parler des jardins ou de la passion des jardins, j'avoue avoir été prise de vertige. Des milliers de textes, de livres, ont été écrits sur le sujet, les revues abondent, les émissions de télévision aussi.

Allais-je aborder l'histoire des jardins depuis le Paradis terrestre? Les différents styles de jardins? Les jardins suspendus de Babylone? Jardins chinois, japonais, à l'italienne, à la française, à l'anglaise? Jardins de curé, jardins botaniques?...Tous ces jardins qualifiés d'historiques parce qu'ils marquent des périodes précises de l'évolution d'une culture et en traduisent le reflet ultime.

«Et l'on verra toujours que dans les époques où les moeurs acquièrent politesse et élégance, les hommes construisent d'abord de nobles édifices et font ensuite de beaux jardins: comme si les jardins étaient le signe d'une perfection plus grande.»
Francis Bacon, philosophe.

Ces jardins historiques ont été définis par la Charte de Florence en 1982:
Art. 1. Un jardin historique est une composition architecturale et végétale qui, du point de vue de l'histoire ou de l'art, présente un intérêt public.

Art. 5. Expression des rapports étroits entre la civilisation et la nature, lieu de délectation, propre à la méditation ou à la rêverie, le jardin prend ainsi le sens cosmique d'une image idéalisée du monde, un «paradis» au sens étymologique du terme, mais qui porte témoignage d'une culture, d'un style, d'une époque, éventuellement de l'originalité d'un créateur.

D'interrogations en réflexions, je me suis dit que, si j'admirais ces magnifiques jardins construits selon les règles de l'art du moment, ceux pour lesquels j'avais la plus infinie tendresse étaient les jardins plus humbles, ceux que l'on trouve sur un balcon, autour d'un pavillon de banlieue ou perdus au fond des rangs.Ces jardins qui offrent leur âme et révèlent les jardiniers qui les cultivent, ces jardins où se mêlent l'utile à l'agréable, l'agriculture à l'esthétique, l'intellect à la vie affective.Ces jardins d'agrément, plus proches du quotidien, remplis de sens, de valeurs réelles autant que symboliques, et d'investissements humains.

C'est donc en vous entraînant dans mon intimité jardinière que je vous convie à découvrir avec moi ce que peut être un jardin, un jardin parmi tant d'autres, mais le mien! Derrière un jardin, il y a toujours une motivation et une intention. Que la motivation soit créée par la mode, que l'intention soit purement esthétique, toutes les combinaisons sont possibles et multiples. C'est ce qui fait la richesse de nos jardins humbles. J'avoue que je cultive le secret espoir qu'après, vous ne regarderez plus jamais un jardin avec les mêmes yeux.

Mon expérience n'est que l'occasion, la base d'une réflexion qui peut nous permettre peut-être, de mieux comprendre ce qui pousse tant de personnes de par le monde à sortir de leur jardin le dos meurtri, les articulations en compote, les ongles noircis..mais heureux. Nous ne fouillerons pas dans les arcanes de mon cerveau reptilien pour y trouver enfouis tous les engrammes de l'humanité..nous nous contenterons du conscient.

Le jardin tel qu'il est aujourd'hui — en devenir — n'est pas né par hasard. Un jardin a une histoire qui lui est propre mais aussi une histoire qui le devance. Je vous raconterai donc brièvement l'histoire qui le devance, son histoire à lui, et enfin l'histoire de notre relation.
La passion des jardins

La vie débute le jour où l'on commence un jardin.
PROVERBE CHINOIS


Folie de jeunesse: les femmes
Folie de la maturité: les maisons
Folie de l'âge: les jardins
PROVERBE JAPONAIS

1. L'histoire qui devance le jardin
Née en 1940, j'ai dû être conduite par mes parents à l'âge d'un an chez mes grands-parents, dans un petit village de province, à l'abri. Ce fut ma chance, mon bonheur et la richesse de ma vie. Reine sans sujets, je faisais partie de la vie sans en être jamais le centre. Née avec de grands yeux et une curiosité insatiable, je suivais partout et dans toutes leurs activités ces deux personnages remarquables. Le jardin était le domaine du grand-père et c'était un jardin essentiellement utilitaire, par atavisme sans doute mais aussi par nécessité. C'était la guerre, nous devions être autonomes au maximum, donc nous élevions poules et lapins en plus. Ma grand-mère qui avait été gouvernante pendant 10 ans dans de grandes familles russes d'avant la révolution avait tout un bagage «d'ailleurs» et de fantaisies. Si elle n'avait droit qu'à une planche du jardin pour semer ses reines-marguerites à couper pour le cimetière, elle avait planté depuis longtemps dans notre petite cour une glycine devenue majestueuse qui servait de tonnelle, une clématite que je sais maintenant être la Jackmanii ( première vivace installée au jardin actuel..), un rosier qui embaumait et fournissait ses pétales aux corbeilles du mois de Marie...Elle agrémentait la cour ça et là de fleurs en pots de grès, géraniums conservés d'année en année, annuelles semées avec les graines récoltées de l'année précédente. Je la revois avec toute sa classe et son élégance, ramasser consciencieusement le crottin laissé par les chevaux dans la rue devant la maison et l'entreposer.. pour ses chères fleurs. Il paraît qu'il n'y avait rien de mieux!

La cour elle-même était presqu'entièrement recouverte de treilles en arceaux ce qui donnait à l'endroit un air de petit paradis des sens pour la petite fille que j'étais.

Dès que je franchissais la porte du jardin, c'était l'abondance. Entrer dans le jardin était pour moi comme entrer dans un sanctuaire , avec délices en prime. Dans le village, le jardin avait la réputation d'être le plus beau, je n'ai jamais comparé, donc ne peux l'affirmer, mais pour moi il était idyllique. Prunier, cerisiers, pêchers, poiriers nombreux et variés, groseillers, cassissiers, nous fournissaient les fruits. Tous les légumes cultivés avec un soin infini donnaient en abondance et se succédaient au fil des saisons. Un puits dont il fallait pomper l'eau à la main se déversait dans une grande citerne, car, jamais on ne devait arroser les précieux légumes à l'eau froide, et pas à n'importe quelle heure non plus! Pas plus que nous ne devions marcher ailleurs que sur les planches de bois insérées entre les rangs de légumes pour éviter le compactage du sol. Je n'ai eu l'infime privilège de cueillir sans surveillance que lorsque j'en ai été considérée apte...mais quelle promotion gratifiante pour moi à chaque étape franchie! Le grand-père s'est réservé toute sa vie, la cueillette des asperges..tout un rituel!

Si j'ai beaucoup appris pendant toutes ces années, au-delà des techniques culturales, j'ai appris le respect, respect des fruits et des légumes, respect de l'eau et du travail, respect des animaux dont nous allions nous nourrir. Si chacun, dans nos sociétés, savait ce que représente la menée à terme d'une belle laitue ou de tomates juteuses, son rapport avec la nourriture en serait bien changé. Nous n'entendrions plus marchander au marché le prix des légumes ou des plateaux de fraises, nous n'essayerions pas d'avoir toujours tout au prix le plus bas, entraînant ainsi l'industrialisation de l'agriculture.

J'ai très vite compris le lien entre la production et notre nourriture, entre le travail fourni et la fierté du grand-père quand il apportait le panier du jour à la cuisine.

Pauvre lui, il est mort sans savoir qu'il cultivait «bio» et qu'il faisait son compost...lui il appelait ça le fumier! Pourtant il en prenait un soin jaloux, le retournant, l'arrosant, et nous faisant la leçon sur ce qui pouvait aller sur le tas et ce qui en était interdit..à l'époque je le trouvais maniaque. Je passerai vite sur le champ et toutes ses variétés de pommes ( dont la Reinette du Canada..mon premier contact avec le pays ), pommes à couteau, pommes à sécher, à compote, pommes de garde, pommes à cidre et le pressoir ambulant; l'élevage des poules et des lapins; les différentes méthodes de conservation des fruits et des légumes etc etc..

Ce préambule un peu long pour vous faire comprendre que j'ai toujours eu conscience d'avoir reçu un trésor en héritage, un trésor de savoirs simples mais essentiels, de valeurs liées au respect de la nature, au lien qui nous unit à elle, et à l'importance de la protéger. Reçue aussi l'assurance que je serais toujours capable de me débrouiller, quoiqu'il arrive, une sécurité profonde. Et ce trésor, je devais absolument le transmettre.

Bien sûr je suis consciente aussi d'avoir toujours promené mon enfance avec moi, de l'habiter encore et d'avoir essayé de recréer l'ambiance et les conditions qui, pour moi, étaient celles du bonheur. J'ai reçu plus encore mais parmi les valeurs que l'on retrouve au jardin: le goût de la liberté, de l'indépendance, de l'autonomie, de la responsabilité, du tout est possible, de la fantaisie et de l'attention profonde à toute la vie.

2. L'histoire du jardin
La vie a passé, j'ai rencontré René qui avait un bagage d'enfance différent, parisien bien ancré, qui aimait lui aussi la nature mais la nature sauvage. Son amour de la nature s'est concrétisé et éxacerbé lors de son séjour comme géologue dans le Grand Nord québécois. Il avait un respect pour la vie animale et végétale au-delà de ce que l'on peut imaginer , je ne vous dis pas combien de fois il a sorti de la maison araignées, mouches ou autres bestioles, combien de nos amis restent encore traumatisés en passant leur tondeuse, ou quel scandale déclenchait un coup de talon ou de poing sur un insecte..C'est donc une équipe très complémentaire qui a traversé la vie.Un chalet en plein bois, du camping sauvage, du canot dans les parcs du Québec.. Nous avons cueilli les petits fruits, les herbes sauvages, les crosses de fougères etc.. avons fait notre fromage, notre cidre, notre pain et j'en passe. Et moi, bien sûr, quelques tentatives de potagers, dans une clairière en plein bois, dans le champ d'une voisine, au milieu de la terre que nous avions acquise.. mais rien de concluant, jusqu'à l'achat en 85 de la maison actuelle.

Deux acres de terrain, de grands érables, les vieux pommiers et une haie de thuyas. Le reste était du gazon autour de la maison, et un grand champ où broutaient des chevaux.

Quelle fut notre première activité?.. dès le printemps, nous avons fait labourer pour installer mon premier potager!

Notre objectif a été double pour les premières années, faire rénover l'extérieur de la maison pendant que nous, nous nous occuperions de son environnement. La maison ayant un style très «Walt Disney» nous devions lui faire un écrin en harmonie avec elle...le mot harmonie reviendra souvent dans ma bouche! Nous voulions également que chaque fenêtre s'ouvre sur un véritable tableau. René était un planteur d'arbres, il ratissait tous les fossés d'alentour , achetait en fin de saison les arbres ou arbustes qui faisaient pitié dans les jardineries et les mettait en jachère dans mon potager jusqu'à ce qu'il leur trouve une place. Spécialistes des roches, il a fait de nombreux voyages le long de la route 55 en construction pour en rapporter tous les schistes avec lesquels il a construit les plates-bandes.

Tous les hivers, à l'occasion, il dessinait les plans de ce qui allait être sa construction suivante. Très doué René était un créateur et les projets ne manquaient pas. C'est ainsi que peu à peu le terrain s'est meublé, une structure ici, une là, toujours en réponse à un désir, la terrasse, les arches de passage, l'ensemble four à pain - barbecue - fumoir, le cabanon de jardin, la gloriette. J'aimais les oiseaux, René a construit mangeoires et nichoirs visibles des fenêtres. De mon côté, j'avais peine à suivre la progression des plates-bandes, l'entretien du potager..et le reste. Je criais Grâce, plus de plates-bandes! J'avais transformé la chambre de la tour en serre dans laquelle je faisais tous mes semis, annuelles, légumes, vivaces..une planche du potager était une pépinière dans laquelle chaque année je semais des vivaces...pour les années suivantes.

Un de nos vieux voisins, cultivateur depuis toujours passait régulièrement nous voir «Quand je pense que toute ma vie j'ai sorti des roches des champs et que toi tu vas en chercher pour en remettre dans une terre impeccable» disait-il à René. Et à moi «Oh c'est toujours comme ça avec les filles de la ville, elles commencent grand et le jardin rapetisse d'année en année». Et c'était avec un sourire incrédule mais heureux qu'il le voyait grandir chaque année.

Les erreurs furent nombreuses, et elles le sont encore, certaines irrémédiables comme la plantation de sumacs ou de peupliers argentés. Il nous a fallu faire des compromis comme en témoigne le ruisseau...sec. René voulait de l'eau, pas moi, car je craignais pour mes petits-enfants..pas question de restreindre leur liberté par un obstacle dangereux.

Le jardin s'est donc construit peu à peu à deux, sans plan déterminé mais avec certains objectifs, le premier j'en ai parlé, était de créer un environnement harmonieux pour la maison, un écrin - écran aussi..une sorte de nid. Un environnement écologique, les arbres sont locaux, plusieurs îlots sont laissés à l'état sauvage pour servir d'abris aux oiseaux, le gazon n'est pas un gazon mais un mélange d'herbes locales qui supporte allègrement le non - arrosage. Bien sûr aucun pesticide ni herbicide n'entre sur le terrain, et les tonnes de feuilles broyées servent de paillis ou de recouvrement des allées.

Nous voulions le jardin espace de vie par des lieux privilégiés, la gloriette pour les siestes de René, les séances de lecture et l'heure de l'apéro. L'ensemble four à pain pour rassembler la famille autour de la nourriture. Le potager pour que je m'en donne à coeur joie, et son cabanon tout près..devenu «la cabane à grand-père» dans la bouche d'un de mes petits garçons car j'y ai accroché un tableau représentant mon grand-père..Ou encore l'ouverture dans le treillis de la terrasse pour que j'admire le soleil se couchant au pied de mon pommier. Tout geste posé avait une intention.
Le jardin est aussi planté de symboles et de souvenirs, le chêne des 50 ans de René, les arbres plantés à la naissance de chacun des petits-enfants, des cadeaux reçus, le rosier sauvage blanc, les rosiers de la fête des mères, celui du Petit Prince avec sa pivoine Sarah Bernhardt , le robinier faux acacia etc..

3. Le jardin et moi, notre relation
Je ne suis pas une «folle» des jardins comme il en existe beaucoup qui, même l'hiver, sont plongés dans les livres, les revues, les plans et les catalogues, répertorient jusque dans l'ordinateur les plantes de leur jardin. Je ne suis pas non plus une collectionneuse de certaines variétés. J'avoue posséder un nombre impressionnant de livres et de revues, avoir fait longtemps partie d'une société d'horticulture et d'écologie. Mais quand je ferme le jardin à l'automne, avec une certaine tristesse il est vrai, je passe à autre chose. Il devient alors le lieu de promenades quotidiennes..pour ne pas perdre le contact. Nous avons tous les deux un lien organique profond et nos vies sont en harmonie.

Jardin-thérapie
Quand je travaillais encore, je disais que le jardin était ma thérapie, il me semblait que le travail de la terre me ramenait à l'essentiel et me permettait de faire le vide pour mieux replonger. Maintenant que je ne travaille pas, je me rends compte qu'il m'est toujours aussi essentiel, une demi-heure avec lui et le stress ou l'angoisse occasionnels s'envolent. Il a l'art de me mettre dans un état d'unité difficile à décrire, une harmonie intérieure-extérieure, un équilibre profond mêlé de joie, une plénitude.
C'est un lieu parfait à la fois pour penser, faire le vide ou méditer...en arrachant les mauvaises herbes par exemple.

Lieu de thérapie physique aussi, que d'exercices variés, dans toutes les positions et avec toutes les gradations d'efforts.

Jardin de tous les sens
Le jardin est tellement sensuel qu'il me faut réfléchir pour désintégrer l'ensemble, j'ai souvent l'impression de tout capter en même temps. Une fraise, une framboise, une fleur de bourrache cueillis en passant, un vent doux qui porte l'odeur des seringats, roses, lilas, oeillets selon l'époque, ma drogue qu'est l'odeur des épinettes dans lesquelles est enfoui l'évier de jardin. Une caresse à un arbre, une fleur, le contact des mains avec la terre..Le chant des oiseaux ou leurs cris quand un chat passe près de leurs nids..ou du tracteur du voisin qui laboure son champ. Toutes les couleurs, des tableaux à chaque pas.

Le sens de l'observation est aiguisé au maximum, chaque promenade est l'occasion de constater une infestation de chenilles ici, de coléoptères là..surtout dans les vignes et les ancolies qu'ils ravagent en 24 h. Un arrosage indispensable, une transplantation urgente..et aussi hélàs, tout ce qui devrait être accompli et devrait l'être...moments de frustration.

Ce regard permanent c'est ce que j'appelle l'attention profonde.

Jardin-spectacle et plaisir
Le jardin peut sembler immuable, il ne l'est pas, son allure change rapidement d'un jour à l'autre, le coquelicot s'est épanoui, aujourd'hui c'est la première hémérocalle, les roses explosent, la pluie a tout écrasé, le vent a jeté les delphiniums à terre.. Et puis les surprises sont nombreuses, des apparitions de fleurs que je n'ai jamais semées ou plantées là. Un phlox blanc au milieu de l'hibiscus vivace, un phlox mauve près de l'amélanchier, des tournesols un peu partout, des graines échappées d'un aménagement précédent. Le jardin s'octroie des fantaisies et je les lui laisse, quelquefois il semble un peu fou.

C'est un émerveillement dont je ne me lasse jamais, même dans les moments de découragement quand les mauvaises herbes servent de tuteurs aux fleurs des plates-bandes .Émerveillement quotidien, émerveillement saisonnier.

Et que dire de l'heure heureuse, quand le soleil commence à décliner, que le vent tombe, que les ombres donnent un relief au paysage doré... des couchers de soleil qui embrasent ou décorent le fond de scène... des soirées où, allongée j'admire le ciel sur fond de chants d'insectes, de grenouilles ou de coyotes.

Jardin-rencontre
Le jardin est un lieu de vie intense, les crapauds y sont nombreux et luttent avec moi contre les insectes. Les moufettes aèrent le gazon à la recherche de larves,mais aiment beaucoup la nourriture des chats posée sur la galerie. Ne me considérant sans doute d'aucun danger, elles entretiennent des relations cordiales.Par contre, je commence à être moins attendrie par les ratons-laveurs. Rien n'est à leur épreuve, j'ai beau utiliser le maximum de créativité, ils réussissent toujours à déjouer mes inventions. Non seulement ils montent aux mangeoires, mangent eux aussi la nourriture des chats, mais ils s'attaquent depuis l'an passé à ma récolte de fraises..malgré les filets. J'en suis à imaginer un bunker à fraisiers! Les chevreuils viennent à la saison des pommes..j'ai intérêt à prendre mon dû le soir si je veux faire une tarte le lendemain. Depuis deux ans, ils ont élargi leur cercle de visites. Au printemps je dois agrémenter l'odeur du potager par des boules de naphtaline, sinon ils mangent allègrement les tulipes naissantes. À l'automne, ils nettoient le jardin des derniers légumes. À l'hiver 2001, toutes les branches basses de tous les thuyas ont été dévorées...j'espérais leur renaissance mais cette année, il a bien fallu que je me rende à l'évidence et tout couper leurs restes...le jardin change ainsi d'allure..il semble plus grand!..mais quel spectacle ravissant il y a une semaine: Bambi à la porte du cabanon vers 19h..

Quant aux oiseaux, quelle symphonie ils font en permanence! Certains printemps, il doit passer par le jardin toutes les espèces que le Québec reçoit. Mais il y a les locataires permanents, ceux qui reviennent chaque année, certains indifférents comme le merle, agressifs comme le tyran tritri, voleur de fruits comme le jaseur des cèdres qui arrive tout juste au moment des fraises ou des framboises, ou familiers comme le moqueur-chat qui m'accompagne ou me fait des aubades à l'orée du potager. Ma tendresse va au colibri dont je sens l'arrivée imminente et auquel je prépare sa buvette pour le récompenser de tant d'efforts de voyage.Une femelle avait tissé avec moi des liens très étroits, mais elle n'est pas revenue il y a deux printemps.

Le jardin attire aussi les humains! La famille, les amis, les voisins qui, à leur tour font visiter le jardin à d'autres. Mais ma plus grande surprise fut, il y a plusieurs années, le début de ce qui est à présent assez courant, l'arrêt de parfaits étrangers. Ou bien ils sont gênés quand ils m'aperçoivent et continuent, ou ils me saluent avec un signe d'appréciation, ou ils viennent me voir et se mettent à parler. Les commentaires sont divers, selon la sensibilité de chacun, certains apprécient l'abondance de fleurs, d'autres sont intrigués par le potager lui aussi très fleuri, ou sa surface qu'ils trouvent bien grande..ou par le travail que le jardin représente! Deux personnes m'ont vraiment saisie, dans les deux cas elles ont capté instantanément l'essence du jardin. Certains sont devenus des habitués et viennent chaque année, d'autres attendent une floraison particulière, une passe devant tous les jours « pour prendre sa bouffée de bonheur »..

Ce fut une grande découverte pour moi, qui jardine de façon très égoïste, de constater que le jardin donne du plaisir à beaucoup d'autres. C'est une forme de partage, en direct quelques fois, en différé souvent, et encore plus dans le plus strict anonymat.

Jardin-Maître
Le jardin est maître dans les deux acceptions du terme, celui qui a des serviteurs et celui qui enseigne.

Il est maître, je suis sa servante..consentante. Si je le néglige quelques temps, il se rebelle, les mauvaises herbes emplissent les plates-bandes, les insectes ou chenilles se régalent, un légume semé ou repiqué trop tard ne donnera rien, une vivace à transplanter devra attendre la saison suivante si elle s'est déjà trop développée. Tous les jardiniers connaissent les exigences du maître!
Parfois il se transforme en tyran, particulièrement au printemps où tout doit être fait en même temps, la vie sous les feuilles mortes n'attend pas pour se manifester. Pour moi c'est la panique. Je me plais à dire qu'à cette période nous devrions être dix pendant dix jours pour réussir l'implantation et favoriser un bon démarrage de la saison. Au lieu de cela, il traîne des « non-faits » de semaine en semaine, de saison en saison..et c'est là que son autre rôle de maître entre en jeu.

Il m'apprend le réalisme, ou j'accepte le laisser-aller ou je me prive de nouveaux projets ou j'en deviens esclave..ce qui n'est pas le but du jeu!

Il enseigne la vraie humilité et un brin de sagesse: que faire contre les éléments, le verglas qui a tout brisé, les grands vents qui déracinent ou cassent les arbres, les pluies qui écrasent les fleurs par terre, la sécheresse, mes erreurs, mes manques..

Il enseigne l'espoir et la force de la vie, l'espoir des semailles et plantations. L'espoir de voir renaître tout au printemps. L'espoir parce qu'il n'est jamais terminé. La force de la vie et l'émerveillement devant ces miracles permanents. D'un paysage de désolation après le verglas il ne reste plus un stigmate. Les vieux pommiers creux aux frondaisons abondantes..

Il enseigne la générosité, donnant plus encore qu'il ne reçoit..parce qu'il a une certaine autonomie! La patience, la mesure et le respect pour la vie.

Il enseigne l'attention profonde, lui le roi de la fête de l'éphémère et de la transformation continuelle.

Il enseigne le passage du temps, immuable.

Ses demandes sont tellement grandes qu'il suscite débrouillardise et créativité.

Il est un très grand Maître avec lequel la solitude n'existe pas.


4. Conclusion
Après cette promenade au jardin en votre compagnie, il m'apparaît plus clairement que le jardin, s'il n'est pas ma vie, en est l'écrin, le reflet, la concrétisation et une certaine forme d'aboutissement avec toutes mes valeurs, mes contradictions, mes paradoxes.

C'est en me livrant moi-même que je voulais vous faire saisir ce que peut être un de ces jardins — révélateurs, secret et personnel, que vous découvrez au détour d'un chemin, au coin d'une rue ou sur un balcon...

«Le jardin d'agrément est une forme d'art directement liée à la manière dont les hommes VIVENT ce qu'ils voient dans la nature.»
MICHEL BARIDON, Les jardins, p.10. Michel Baridon, Éd. Robert Laffont.

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