Heureuses retrouvailles avec la petite histoire: «Les Plouffe»

Yves Lever
En ce milieu de mai, il semble bien que Les Plouffe, après seulement quatre semaines de projections dans une vingtaine de salles réparties partout au Québec, soit en train d'approcher les records d'assistance que seulement Deux femmes en or ou quelques superproductions américaines ont jusqu'à maintenant connus ici.

Les Québécois, donc, aiment Les Plouffe. Phénomène assez rare, cet engouement va jusqu'à l'enthousiaste recommandation par le bouche-à-oreille des pairs, seule technique publicitaire vraiment efficace, surtout chez les plus jeunes (les moins de trente ans forment la grande majorité du public habituel des salles).


Des souvenirs «vivables»
Mais qu'est-ce donc qu'on aime, autant à Granby qu'à Rimouski ou à Québec, dans cette chronique familiale longue de quatre heures, pas spectaculaire du tout, même pas drôle, jouée surtout par des inconnus (non pour les cinéphiles) ou des vedettes du petit écran ou du théâtre qui n'avaient jusque-là rien prouvé au cinéma?

Spontanément, on pense à des retrouvailles nostalgiques avec les personnages autrefois admirés ou chéris à la télévision des années cinquante: les spectateurs voudraient retrouver l'enchantement et les rêves que les Guillaume, Cécile, Ovide ou la mère Plouffe, Rita Toulouse, etc., suscitaient au petit écran.

Pour ma part, je n'en crois rien. Si la nostalgie de la série télévisée amène quelques spectateurs de plus au cinéma, tant mieux, mais elle n'est qu'épiphénomène. Car d'une part, la majeure partie du public cinéphile est trop jeune pour l'avoir connue, ou bien n'avait pas encore accès à la télé; n'oublions pas que celle-ci ne s'est implantée que progressivement à partir de 1953-54; dans mon village gaspésien – et ce fut le cas de beaucoup de localités éloignées de Montréal – nous ne l'avons eue qu'en 1958, après que La famille Plouffe eut quitté l'écran. D'autre part, les plus âgés n'ont presque aucun souvenir autre que superficiel des représentations de jadis et, constatation faite, après en avoir causé avec plusieurs, ils ne comparent aucunement le film avec elles, mais plutôt avec ce que fut leur propre vie à l'époque. Les retrouvailles ne se font pas avec une légende, mais avec des moments privilégiés de son vécu personnel.

Les Plouffe, c'est le plaisir de revoir un album de famille un peu défraîchi, un peu vieillot, mais dont il se dégage beaucoup de chaleur par le rappel de bons comme de mauvais souvenirs. Le regard d'aujourd'hui s'amuse à comparer les «portraits» d'antan avec ce que sont devenus les modèles. Avec tel cliché, il constate cruellement combien costumes et coiffures se démodent vite. Avec tel autre il réalise, pas toujours avec plaisir, combien une époque peut être à la fois lointaine par ses apparences mais si proche par ses survivances.

C'est aussi, dans le même esprit, la réactivation d'une ambiance et d'un climat social qui, malgré bien des «bibittes» agaçantes et des zones d'ombre pesantes (morale étriquée, xénophobie, esprit de soumission devant les «boss» et le clergé, manque d'ambition, etc.), apparaissent aussi intéressants et vivables que bien d'autres à cause de la force des liens familiaux, de la sécurité des certitudes et des principes stables, de la naïveté de profiter des joies simples et des menus gestes du quotidien, de l'esprit de révolte larvé qui se traduit souvent par un joyeux anarchisme braconnier devant toutes autorités, d'un Bon Dieu moins achalant que ses curés et cardinaux, etc...

Le film plaît parce que Gilles Carle a su reconstituer tout cela dans un esprit de fête qui tient à la fois des retrouvailles familiales lors de veillées des morts, d'une amicale de vétérans de l'avant-dernière guerre, du conventum d'anciens étudiants de tel collège, des conversations de tavernes la journée de la paye! Dieu merci, il n'a pas essayé d'y ajouter l'esprit d'un colloque de professeurs d'histoire de l'Université du Québec ou de McGill!


La marque de Gilles Carle
Cet esprit, c'est bien à Gilles Carle que nous le devons. Car avec Les Plouffe, nuance importante pour les cinéphiles, il s'agit bien plus d'une réalisation de Carle que d'un scénario de Roger Lemelin. Il suffit de relire le roman pour que ça devienne une évidence.

Si la reconstitution du milieu physique et l'ossature essentielle des personnages (âge, métier, liens familiaux, rapport à l'argent, insertion sociale, etc.) sont bien l'oeuvre de Lemelin (le romancier de trente ans, évidemment, pas le pdg de La Presse qui signe des éditoriaux si apeurés face à la «social-démocratie» du PQ) – et il y a apporté une rigueur dont Carle n'est généralement pas capable – on doit à celui-ci l'esprit libertaire des personnages, leur santé profonde, leurs clins d'oeil, leur sens du jeu, leurs défis aux curés et au destin. Entre le roman et le film, ils ont perdu leur esprit de soumission aveugle, leur fatalisme et la complaisance dans un certain misérabilisme. Surtout ils ont acquis une complexité qui, selon mes souvenirs, rend davantage compte du véritable esprit populaire de l'époque.

Ce qui est bien de Carle, c'est l'accentuation du «métissage» culturel des rôles dont les composantes ne sont pas mises en opposition déchirante, mais en complémentarité: le père Plouffe est à la fois sportif et nationaliste politique; Ovide, ouvrier du cuir et amateur d'opéra, amoureux d'une fille plutôt légère et novice dominicain; Guillaume, champion aux anneaux et au baseball; le presque rebelle curé Folbèche deviendra monseigneur, etc. Cela permet au cinéaste, avec un minimum de personnages importants, de multiplier les facettes du portrait global qu'il veut composer et d'éviter les simplismes réducteurs.

Le traitement proprement cinématographique, dans lequel les attentifs reconnaissent bien l'atmosphère et le style habituels de Carle, a aussi infléchi l'oeuvre dans ce sens de la complexité. Multiplicité et courte durée des plans, déplacements et jeux de caméras, surtout en extérieurs, déterminent bien la vision «en largeur» plutôt qu'en profondeur du réalisateur et rendent l'action bien vivante. Comme d'habitude, celui-ci excelle dans la direction des comédiens et son choix d'une interprétation légèrement retenue et stylisante apparaît ici tout à fait pertinent. Sa distribution des rôles (casting) fut tout aussi cohérente. Carle aimait ses personnages, cela se sent. Les comédiens aussi, qui furent à la hauteur. Habituellement, Carle compose bien chacune de ses séquences, mais réussit mal à les intégrer dans un ensemble de sorte qu'on a l'impression d'assister à plusieurs courts métrages bien réussis, mais non à un film unique. Ce défaut est ici disparu; sans doute doit-on y voir l'influence de Lemelin.

Et la musique d'accompagnement? Tellement discrète qu'elle se fait généralement oublier tout en contribuant à la création de l'atmosphère. C'est sa qualité. Mais dans l'ensemble, elle ne m'apparaît pas la trouvaille de la décennie! Et puis je déteste les chansons finales: elles m'ont toujours semblé aussi agaçantes qu'inutiles (dans le brouhaha de la sortie on n'en comprend jamais les paroles) quand elles ne tiennent pas tout simplement du racolage. Autre détail musical incongru: lors du rendez-vous amoureux d'Ovide et de Rita Toulouse près des murs du monastère des Dominicains, par une nuit d'été, on entend ceux-ci chanter l'lntroit de la messe de minuit de Noël. Je sais bien que peu de spectateurs remarqueront ce détail, mais le respect du public demande de soigner même ces détails et d'éviter les contresens.

Comme preuve par l'absurde de ce que nous avons bien là un film de Gilles Carle, pensons à ce que ça aurait donné s'il avait été dirigé par Jean-Claude Lord, comme il avait été prévu il y a quatre ans. Supposant même que celui-ci ait écrit le scénario en collaboration avec Lemelin (comme Carle l'a fait) dans l'esprit de fidélité au livre, ce qui ne surprendrait personne puisque tous les personnages importants des films de Lord ressemblent beaucoup à ceux du romancier, l'oeuvre aurait malgré tout pris une orientation très différente. Lord aurait fait bouger davantage les personnages, il en aurait accentué le côté révolte et, selon son habitude, il en aurait fait des victimes (innocentes surtout), des inconscients naïfs et surtout des perdants-nés. Ils auraient été aliénés, exactement comme le veulent certains historiens marxistes manichéens. Je ne suis pas sûr que la vérité historique y aurait gagné.


La part des choses
Les films de reconstitution historique n'ont jusqu'à maintenant eu que fort peu de succès au Québec. Raisons assez difficiles à donner puisque parallèlement, la musique traditionnelle et le trafic des antiquités et autres cossins du patrimoine ont connu un engouement incessant depuis une dizaine d'années. Si je pense à nos plus gros flops en ce domaine, les Quelques arpents de neige de Denis Héroux ou Kamouraska de Claude Jutra pour ce qui est des siècles précédents, le pas très brillant Corps célestes de Carle pour nos années trente, j'avancerais l'hypothèse que le ratage ne venait pas d'un mauvais travail au plan artistique – décors, costumes, objets et actions étaient généralement bien choisis et tout à fait vraisemblables – mais plutôt de la non-reconnaissance, et par tant de la non-acceptation des personnages par le public. Les raisons du refus? Les films précités furent tous axés davantage sur la performance de jeu des acteurs et actrices (les frères Pilon, Geneviève Bujold, Carole Laure, etc.) dont on voulait profiter commercialement, sur le vedettariat plutôt que sur l'authenticité, l'articulation et la profondeur de leurs rôles. Peu de gens, et je suis heureux qu'il y en ait de moins en moins, sont disposés aujourd'hui à payer quatre ou cinq dollars uniquement pour aller admirer le minois ou analyser le jeu de mesdames Bujold ou Laure, si intéressant soit-il parfois. Carle lui-même vient d'en faire la triste expérience avec son Fantastica ...(flop).

Avec Les Plouffe, Carle a su choisir des comédiens qui n'ont pas laissé leur binette et leurs tics déborder sur leur rôle, surtout les Gabriel Arcand Pierre Curzi, Juliette Huot, Anne Létourneau, Denise Filiatrault, etc. Seul Émile Genest m'a paru incongru d'abord parce que ses possibilités de comédien n'ont jamais été très fortes (Carle en a tiré ici plus qu'on pouvait en espérer), mais surtout parce qu'il est trop typé dans des rôles précis qu'il ne réussit pas à nous faire oublier qu'on le voit trop souvent aux côtés de Claude Ryan: il n'est pas très crédible en anarchiste...

Comme point de vue historique, Les Plouffe évite aussi le parti pris du tout blanc ou du tout noir. Il n'accrédite pas la thèse quasi officielle de la «grande noirceur». Ni ceux qui ont souffert des pouvoirs démesurés des patrons sur les corps ou de l'Église sur les esprits, ni ceux qui ont traversé l'époque avec une naïve et joyeuse insouciance n'ignorent les nuances nécessaires à toutes affirmations qui prétendent évaluer un moment historique. Les uns et les autres savent par expérience et par l'inévitable transformation des souvenirs que la vie était plus complexe que romans, films ou thèses ne pourront jamais la raconter. Avec ses quatre heures d'écran, Les Plouffe en a montré de multiples facettes pour en explorer autant les noirceurs que les illuminations. Certains lui reprocheront sans doute de ne pas avoir eu la dénonciation assez virulente ou bien d'exalter une image de la famille presque aussi idyllique que celle de La petite maison dans la prairie. D'autres lui en voudront pour ses exagérations et son humour parfois noir. Et puis après? Pour une fois qu'un film essaie honnêtement de faire la part des choses et de dire la vie dans toute sa richesse, les spectateurs ne lui reprocheront pas de se faire dire que même s'ils ont parfois été bien «pognés» dans le système, ils ont été moins stupidement dociles que les universitaires en mal de politique ne l'affirment!

Coproducteur de ce film, Radio-Canada le diffusera probablement à l'automne dans une version allongée (série de six heures). Ceux qui voudront profiter vraiment de ce film réussi devraient toutefois aller le voir sur grand écran pour apercevoir tous les détails de la reconstitution et se laisser aller au plaisir de la belle image. La télévision fera connaître les diverses anecdotes, mais la moitié du véritable plaisir cinématographique en sera absente.



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