Le désenchantement du monde et l’avenir du christianisme selon Fernand Dumont

Serge Cantin

Texte d'une communication présentée au «Twentieth World Congress of Philosophy», Boston, Massachusetts, É.-U., 10-15 août 1998).

Dans cette communication, l'auteur entend donner un aperçu de la pertinence de la pensée de Fernand Dumont (philosophe, sociologue, théologien et chrétien engagé) en regard des débats contemporains en philosophie de la religion. La première partie fait ressortir les principaux points de désaccord entre Dumont et Marcel Gauchet (Le désenchantement du monde, 1985) quant à la place et au rôle du christianisme dans une société sécularisée. Alors que, selon Gauchet, la religion chrétienne est destinée à ne subsister que sous le mode d’une expérience personnelle et subjective du sacré, Dumont s’efforce de penser les conditions d’«une conversion de la pensée chrétienne» au drame de l’histoire et du salut collectif. Dans la seconde partie, je centre l’attention sur les idées et les valeurs qui fondent la foi anthropologique de Dumont. La comparison avec «l’humanisme transcendental» de Luc Ferry (dans L’homme-Dieu ou le sense de la vie) permet de saisir, par contraste, toute la profondeur et l’originalité de l’humanisme dumontien, ainsi que sa portée critique à l’égard des humanismes désincarnés.

On sait que pour Marcel Gauchet le désenchantement du monde, c'est-à-dire la désacralisation de la nature aussi bien que du lien social, participe de la logique et de la dynamique du christianisme défini comme « la religion de la sortie de la religion », mais également — en raison de la « solide connivence » que le christianisme entretiendrait avec la mentalité moderne — comme « la religion possible d'une société d'après la religion ». Reste que, pour avoir définitivement perdu sa fonction sociale-historique, ce christianisme de l'avenir, ce « religieux d'après la religion », est destiné à ne se survivre selon Gauchet que dans les limites d'une expérience subjective et personnelle du sacré, liée à « une authentique et inéliminable exigence de pensée », à « une propriété de structure de notre intellect » (1985, p. II et 296).

Qu'en est-il pour le chrétien Fernand Dumont? Le christianisme a-t-il un autre avenir que celui, individuel et privé, auquel il semble fatalement voué selon Gauchet ? Quelle place et quel rôle Dumont conçoit-il pour la religion chrétienne dans une société sécularisée, dans un monde désenchanté ? Telle est la question qui retiendra mon attention dans ce trop bref exposé.

C'est très tôt, dès ses années de collège, et par suite notamment de la découverte de la pensée d'Emmanuel Mounier, que Fernand Dumont a pris conscience du caractére universel de la technique moderne et du défi qu'elle pose à la liberté. Et devant ce défi, il est évident que l'homme, et a fortiori l'homme chrétien, c'est-à-dire l'homme qui croit en l'incarnation, en la présence de Dieu dans l'histoire, ne peut reculer, qu'il doit l'affronter. Pour le jeune Dumont, le défi de la technique apparaît comme l'affrontement chrétien par excellence, l'occasion ou jamais pour la pensée chrétienne de se convertir, pour évoquer le titre du premier essai de Fernand Dumont, Pour la conversion de la pensée chrétienne , où l'auteur écrit que:

[...] l'affrontement avec la nouvelle existence technique ne saurait d'abord consister, pour la religion, à compenser simplement en puisant à de nouvelles sources du sacré. Grâce à la technique, poursuit Dumont, le profane offre maintenant un visage cohérent. L'expérience religieuse doit en tirer des prétextes neufs à la conscience de soi [...] Pour notre morale souvent infantile, le défi est considérable. La technique dénonce impitoyablement la fermeture sur le monde intérieur. [...] Elle est une leçon de respect de l'objet, de la nature matérielle et humaine. La participation à la logique de la technique est, pour nous, l'occasion d'un réapprentissage de l'incarnation et des nécessités qui doivent servir de tremplin à la perception du salut. Par ailleurs, la dure présence de la technique interdit désormais non seulement la vénération des forces de la nature, mais les diverses caricatures du surnaturel. Elle dénonce la confusion de Dieu avec ses figures. Elle incite à reconnaître un Obstacle personnel face à un homme responsable » (1964, p. 119)

À ce texte de 1964, où Dumont en appelle littéralement à « une thérapeutique du sacré » (1964, p. 125), fait écho ce passage du dernier livre de Dumont, Une foi partagée : « La désacralisation du monde n'est pas un pis-aller; elle est un devoir. Nous n'avons pas la faculté de nous réfugier dans nos intimités. Nous portons, et ce nous est agréable, le lourd fardeau de la technique et de la science. » (1996, p. 20)

Voilà qui tend à contredire le jugement hâtif que l'on a pu porter sur la pensée de Fernand Dumont, jugement selon lequel, sous prétexte qu'elle est celle d'un chrétien catholique, cette pensée serait, sinon antimoderne, du moins par trop méfiante à l'égard de la modernité pour pouvoir entrer dans le vif du débat avec les penseurs qui se réclament ouvertement de celle-ci. Pareil préjugé ne relève pas uniquement de l'anticléricalisme primaire ou encore du colonianisme de la pensée québécoise; il se fonde également, et surtout peut-être, sur l'observation de la résistance séculaire, active ou passive, que l'Église catholique a opposée au monde moderne, et qui incite à conclure à une incompatibilité de principe entre le christianisme et le monde moderne. Il faudrait cependant se demander si cette hostilité déclarée ne dissimule pas au fond, pour revenir à Marcel Gauchet, une « solidarité essentielle » entre le christianisme et le monde moderne. Solidarité essentielle en ce sens que les traits les plus caractéristiques de la modernité, à savoir la domination de la nature, « l'essor de la technique et la marche de la démocratie », loin d'être étrangers au christianisme, y trouveraient au contraire leur commune origine; qu'ils réaliseraient les potentialités dynamiques inscrites au départ dans l'esprit du christianisme. D'où l'hypothèse de Gauchet, qui voit dans le christianisme, et tout particulièrement dans le catholicisme, « uni qu'il est par une solide connivence aux aspects du siècles qu'il a le plus combattus », « la religion possible d'une société d'après la religion »(1985, p. II).

Que le christianisme soit la religion possible d'une société d'après la religion, c'est ce que pense également Fernand Dumont, et pour des motifs analogues à ceux que met en avant Gauchet, des motifs qui tiennent au fondement même du christianisme, c'est-à-dire au principe de liberté et d'autonomie du sujet individuel face au divin qui est bien la condition de possibilité de la technique moderne, de l'intervention de l'homme dans et sur le monde. Ainsi, tout en ne cachant pas sa satisfaction que le règne du catholicisme soit terminé au Québec, Dumont estime pourtant que « le christianisme n'est pas mort pour autant en ce pays », comme il l'écrit dans Raisons communes (1995a, p. 212).

Reste cependant à définir le nouveau mode de présence du christianisme à une société qu'il n'informe plus structurellement, politiquement; à une société qui s'est affranchie de la tutelle religieuse et où règne la technique. Et c'est sur ce point précis que Dumont et Gauchet ne s'accordent plus.

Pour Gauchet, comme je l'ai signalé au départ, « le religieux après la religion », le néo-religieux, si l'on peut dire, quelle que soit la diversité des formes qu'il est susceptible de revêtir, ne saurait désormais subsister qu'en marge de la société, comme une expérience à la fois personnelle et inéliminable du sacré. Comme si, dans la perspective de Gauchet — pour prendre les mots de Paul Valadier —, « lorsque le christianisme perd son emprise socio-politique, il ne peut que se replier sur la subjectivité des individus » (1988, p. 26). Comme si, en d'autres termes, le rapport de la religion au social ne pouvait être que structurant et totalisant, et qu'une fois que ce rapport ne joue plus, une fois que la religion n'est plus fondatrice du lien social, elle devait nécessairement se résigner à ne plus pouvoir jouer aucun rôle sur la scène publique et à devenir une simple affaire privée — ce qui, soit dit en passant, s'accorde tout à fait avec le sort que, depuis le XVIIe siècle, et notamment chez Hobbes, l'individualisme libéral réserve à la religion.

Tout autre est la conception de Dumont: « Se déprendre, dit-il, des constructions politiques illustrées par les formes diverses des chrétientés du passé, ce ne peut signifier platement un simple abandon à une religion de l'individu » (1964, p. 234). En effet, il ne saurait être question pour Dumont, qui s'est toujours défini comme un socialiste chrétien, d'accepter que la religion soit reléguée au domaine du privé et de l'intime. De son point de vue, un tel confinement du religieux équivaudrait au fond à entériner les pouvoirs qui ont besoin de cette religion individuelle et intériorisée pour compenser et soulager les individus de « l'absence du sens dans nos sociétés » (1995a, p. 227). Cette absence du sens, ce non-sens de nos sociétés, Dumont, notons-le bien, ne l'impute pas à la technique elle-même mais plutôt à « l'asservissement au profit qui masque la vérité du rapport à la technique. Pour que la technique libère, dit-il, il faudra d'abord la libérer elle-même et créer les conditions pour que chacun puisse se mettre à son école » (1964, p. 124).

Libérer la technique suppose donc la dénonciation des pouvoirs qui la confisquent, qui s'approprient la connaissance et le contrôle de la technique au profit des intérêts de quelques-uns en empêchant que tous y participent, en utilisant au contraire la technique comme un instrument de domination et d'aliénation. Il n'y a pas de libération de la technique pour Dumont sans une « révolution sociale », sans un combat dont l'enjeu est à la fois spirituel et politique, individuel et collectif, combat à travers lequel le chrétien prend part au « drame de l'histoire elle-même », au drame « du salut collectif » (1996, p. 247).

On voit combien la position de Dumont s'écarte de celle de Gauchet, pour qui le phénomème religieux ne saurait se perpétuer dorénavant qu'en marge de l'histoire réelle, que dans la sphère privée. Il ne s'agit pas là d'abord, remarquons-le bien, d'un divergence sociologique, car Dumont ne reconnaît pas moins que Gauchet la marginalisation sociale du religieux. Mais il se place aussi, et je dirais avant tout, sur un autre plan, sur le plan de l'histoire du salut précisément, où le chrétien est appelé non pas à suivre aveuglément le plan prédéterminé de l'histoire mais à s'y engager lucidement, corps et âme. À la différence de Gauchet, l'histoire religieuse n'est pas pour Dumont seulement ni même d'abord un phénomène que l'on met et garde à distance de soi pour en poursuivre l'analyse objective. Chrétien, membre d'une Église souffrante, il se veut partie prenante à l'histoire du salut, engagé dans le drame chrétien. « Il nous faut d'abord, dit-il dans Une foi partagée , réveiller la quiétude des énoncés, redécouvrir collectivement le caractère dramatique du christianisme. C'est à cette condition que la foi pourra poursuivre, en corollaire, la critique de la culture contemporaine dans ce qu'elle comporte elle-même de tragique »(1996, p. 244).

Mais cette condition suppose elle-même que la pensée chrétienne s'engage dans un long et douloureux examen de conscience, dans une sorte d'autocritique; qu'elle se convertisse à la tragédie de la condition humaine dans le monde. « Avant de se traduire en doctrine ou en morale, en explications ou en justifications, le christianisme n'est-il pas l'entrée résolue dans la tragédie de notre condition ? » demande Dumont dans Une foi partagée (1996, p. 247). Or, c'est précisément cette condition, la condition même du Christ, l'aventure d'un Dieu se risquant dans « la relativité angoissante de l'histoire »(1964, p. 54), qui s'est trouvée occultée à l'âge de la Chrétienté par une Église qui « s'est apparue à elle-même avant tout comme orthodoxie, comme doctrine, comme hiérarchie »(1964, p. 55). Pour que l'Église soit à nouveau présente au monde et « participe selon sa mesure à une pédagogie de l'humanité » (1996, p. 262), elle devra donc se déprendre de sa spécularité, se détourner de sa propre image dans le miroir qu'elle s'était construit dans le but de se défendre contre « la dure réalité », pour parler comme Freud; elle devra en finir avec la nostalgie de la Chrétienté, cette « forteresse » vide où elle s'était enfermée pour se garder du tragique chrétien.

C'est donc aussi bien « la politique chrétienne [que] l'unique religion du coeur » (1964, p. 234) que récuse Dumont. Mais existe-t-il un moyen terme entre ces deux pôles extrêmes? Est-il possible d'échapper à l'alternative entre l'intégrisme et la privatisation du religieux à laquelle semble condamner l'humanité contemporaine? Dumont croit que oui; mais ce oui ne s'appuie sur une lecture objective du phénomène religieux; c'est un oui à l'Évangile, un oui tragique, un pari pour le Christ qui prend la forme d'un engagement total de l'être dans le drame de la condition humaine. Gauchet, lui, on l'a vu, ne pense pas qu'il existe de moyen terme. Évoquant un passage de son livre où il affirme que « le lien des hommes est concevable et praticable sans les dieux », Valadier pose la question: « l'est-il sans éthique? ». « Par l'éthique, ajoute-t-il, la religion n'a-t-elle pas un autre rôle possible que celui que le livre [de Gauchet] lui attribue ?» (1988, p. 26). Doit-on se surprendre que Valadier n'ait pas obtenu de réponse à cette question qu'il adressait de vive voix à Gauchet lors d'un débat sur son livre, Le désenchantement du monde , organisé par la revue Esprit ? Ce silence n'indiquerait-il pas le point aveugle de la démarche de Gauchet?

Quoi qu'il en soit des raisons de cet oubli de l'éthique chez Gauchet, il ne fait pas de doute, pour Dumont comme pour Valadier, que si le christianisme peut et, surtout, veut retrouver aujourd'hui une authentique présence au monde, c'est dans l'éthique qu'il lui faudra désormais en chercher la figure, dans cette éthique dont, à l'instar d'Emmanuel Levinas, Dumont proclame la souveraineté à la fin de Raisons communes . Ce qui exige de la part de l'Église et des chrétiens un acte d'humilité en même temps qu'une attitude d'ouverture et d'accueil aux non-chrétiens, car si l'éthique est souveraine pour tout le monde, elle est également accessible à tout le monde, à tous les hommes de bonne volonté; les chrétiens n'en ont pas le monopole, l'Église n'est pas le titulaire de l'éthique. Voilà pourquoi Dumont, dans Une foi partagée , accorde une place centrale à « la foi en l'humanité », au point de faire de celle-ci la pierre de touche de la foi religieuse (1996, cf. notamment p. 240-241) .

Mais en quoi consiste cette foi en l'humanité? En d'autres termes, qu'est-ce qui caractérise l'humanisme de Fernand Dumont? C'est à cette question que je voudrais tenter de répondre dans la seconde partie de mon exposé, par le moyen d'une comparaison avec l'humanisme transcendantal de Luc Ferry, tel que ce dernier en a exposé les principes dans son livre intitulé, L'homme-Dieu ou le Sens de la vie ( Grasset, 1996).

Je citerai d'abord un assex long passage de ce livre afin de pouvoir mieux faire ressortir ensuite, par contraste, les caractéristiques essentielles de l'humanisme de Fernand Dumont. Voici donc ce qu'écrit Luc Ferry à propos de son humanisme transcendantal, c'est-à-dire « hors du monde »:

« La position de valeurs hors du monde , qu'elles s'inscrivent dans l'ordre de la science, de l'éthique ou de l'art, définit la communauté des personnes, au lieu que l'inscription des valeurs dans le monde les sépare. L'humanisme transcendantal est donc un humanisme abstrait, au sens que possède le terme lorsqu'il s'agit de comprendre la grande Déclaration: ce n'est pas dans les appartenances communautaires que résident les droits, mais ils sont inhérents à l'humanité de l'homme comme tel, abstraction faite de ses enracinements particuliers. Ce sont désormais les valeurs universelles qui sont appelées à relier, au lieu que les attachements singuliers risquent toujours, s'ils sont mal compris, de diviser: de la religion, l'humanisme transcendantal conserve ainsi l'esprit, l'idée d'un lien de communauté entre les hommes. Simplement, ce lien n'est plus situé dans une tradition, dans un héritage imposé de l'extérieur, dans un amont de leur conscience, mais c'est en aval qu'il nous faut désormais penser ce qui pourrait être l'analogue moderne des traditions perdues: une identité post-traditionnelle. » (1996, p. 240)

Ce texte n'est pas sans soulever de nombreuses et délicates questions dont chacune nécessiterait sans doute de longs développements. Elles me paraissent toutefois pouvoir se rapporter à une thématique générale, qui est celle de la transcendance. Ferry fonde en effet son humanisme transcendantal sur le passage, à ses yeux définitivement acquis, de la transcendance en amont, ou verticale, à la transcendance en aval, ou horizontal. Or, pour Dumont, un tel passage — de « l'avènement du sens » à « l'événement du sens » pourrait-on dire dans son vocabulaire — loin d'aller de soi, est au contraire ce qu'il y a de plus problématique dans la culture moderne. Font autrement dit question pour lui les philosophies et idéologies du progrès qui, depuis le XVIIIe siècle au moins, ont prétendu remplacer le transcendant vertical par le transcendant horizontal, c'est-à-dire par un universel abstrait projeté dans un avenir conçu comme radicalement autre par rapport au passé; un autre qui ne devrait rien à ce qui était là avant nous, à ce qui nous est donné; un autre qui se situerait à la fin de l'Histoire, c'est-à-dire à la fin d'un processus sans fin.

Je sais bien que Ferry prétend se démarquer de cet humanisme athée en opérant un retour à Kant. Reste à savoir s'il y parvient, si son humanisme transcendantal, qui situe le sacré « au coeur de l'humain lui-même », ne représente pas au contraire le dernier avatar de cet humanisme athée; un avatar qui, assez étrangement, assez significativement, nous reconduirait d'ailleurs, après la fin et l'échec des « grands récits », à leur foyer d'origine, à la Déclaration sacrée de 1789, pierre d'assise de toutes les grandes utopies modernes, fondement de cet « humanisme de l'homme-Dieu » auquel Ferry identifie son propre humanisme transcendantal. Pour Ferry, à l'instar des utopistes modernes, si le passage d'une transcendance à l'autre, de Dieu à l'homme-Dieu, n'est pas encore réalisé dans les faits, dans la Geschichte , il l'est du moins en principe, en Raison, et c'est sur cette certitude, sur la certitude au fond bien hégélienne de la Raison qui se sait elle-même, fût-ce dans le mystère qu'elle est pour elle-même, que Ferry fonde son nouvel « humanisme transcendantal », qui délègue l'avènement de l'homme-Dieu dans l'avenir.

Dans l'optique de Dumont, une telle certitude relève du « mythe fondateur de l'Occident contemporain », de l' « utopie globale qui inspire solidairement l'anthropologie et la culture » modernes (1981, p. 357) et qu'il importe d'interroger en sa pertinence même, comme le fait du reste Agnès Antoine dans son compte rendu du livre de Ferry dans la revue Esprit : « Il y a, dit-elle quelque naïveté ou perversité à choisir comme titre du livre l'"homme-Dieu", quand on connaît d'une part, sa signification dans le christianisme, et d'autre part, le destin qu'a eu un tel concept dans les philosophies de la mort de Dieu, où il désigne l'idéal d'un surhomme, qui a causé la majeure partie des tragédies du XXe siècle [...] Dans l'optique chrétienne, l'homme n'est pas Dieu, et c'est même lorsqu'il se prend pour Dieu, qu'il tombe dans la division et le mal. Il est en revanche "à l'image et à la ressemblance de Dieu", et appelé à la divination [...] mais par l'effet d'une libre réponse à l'Appel du divin et de l'engagement dans la voie signifiée par le Christ, et non a priori »(1996, p. 45).

A priori , en effet, puisque Ferry ne croit pas ou ne croit plus « en une Révélation antérieure à la conscience »; a priori veut dire ici dans l'immanence radicale de la conscience. Or, toute la question ici est de savoir si une transcendance dans l'immanence de la conscience, aussi mystérieuse que soit, encore une fois, cette conscience à elle-même, mérite encore d'être appelée transcendance; bref, s'il n'y a pas là quelque abus de langage. À cette question s'en rattache une autre, qui est de savoir si cette transcendance transcendantale, c'est-à-dire « hors du monde », est en mesure, ainsi que le prétend Ferry, de « défini[r] la communauté des personnes ». Peut-il exister un horizon de valeurs pour les hommes, un horizon susceptible de « défini(r) leur communauté », si n'existe pas déjà avant et parmi eux un monde des valeurs, un milieu des valeurs où celles-ci sont vécues en commun et portent témoignage d'elles-mêmes, de leur réalité et de leur vérité. « Les valeurs, dit Dumont dans Raisons communes , ne sont pas des étoiles lointaines qui projettent de vagues lueurs au-dessus des hommes. Elles sont incarnées dans la vie des personnes et des collectivités; elles y sont nécessairement compromises, elles s'y égarent parfois [...] Il y a une morale des communautés [...], des solidarités concrètes, où les valeurs sont notre milieu , et des solidarités plus larges, où les valeurs sont notre horizon [...] Si les valeurs sont notre horizon, elles habitent aussi parmi nous. Il importe de s'en souvenir quand on écoute les voix qui nous invitent au dépassement » (1995a, p. 85 et 86).

Pour reprendre une distinction chère à Dumont, on pourrait dire que l'humanisme transcendantal de Ferry est vrai , en théorie ou dans l'abstrait, mais qu'il n'est guère pertinent pour les hommes concrets, pour tous ces hommes qui n'ont pas le bonheur ou le malheur, en tout le cas le privilège d'être des intellectuels. Obnubilé par le fantasme de l'homme universel à venir, captif de son ombre, de « l'ombre de l'anthropologue », Ferry ne fait-il pas l'impasse sur les conditions mêmes d'un sens parmi les hommes? C'est-à-dire sur ces « appartenances communautaires », sur ces « attachements singuliers » qui, s'ils « risquent toujours, s'ils sont mal compris, de diviser », comme le souligne à juste titre Ferry, n'en constituent pas moins la culture première du sens, le terreau indispensable à l'épiphanie de la transcendance dans l'immanence de l'histoire humaine.

Le monde dont rêve Ferry, ce monde d'horizons sans milieux, ce monde commun sans appartenances communautaires, ce monde de culture sans culture première, ne risque-t-il pas d'être aussi un monde où les hommes seraient totalement, totalitairement soumis à la domination de la Technique? Un monde « post-historique », comme dit Dumont, « où l'histoire se ferait dans l'anonymat de la signification » et où la question de la transcendance ne viendrait même plus à l'idée de l'homme; un monde où s'accomplirait, après celle de Dieu, « la mort de l'homme »(1968a, p. 317).

C'est là, pour Dumont, une « hypothèse-limite » où il refuse de se complaire, mais devant laquelle nous placent selon lui la « disparition graduelle des traditions » et « la rationalisation irrésistible de la vie collective ». Hypothèse face à laquelle, en même temps, « nos combats d'hommes et de chrétiens peuvent [...] prendre leur sens d'ensemble ». Car ce n'est rien de moins que la « situation de l'homme dans la durée, c'est-à-dire l'essence de la culture comme lieu de l'homme » qui se trouve en jeu ; c'est la Tradition, non pas tel ou tel coutume du passé qu'il faudrait sauvegarder, mais « le mode d'appréhension de la temporalité que représente la tradition [et qui] est essentiel à la nature de la culture »(1968b, p. 210).

Autrement dit, c'est « l'avenir de la mémoire »(1995b); cette mémoire dont Dumont pense avec Hannah Arendt (et quelques autres...) que la perte nous priverait d'une dimension essentielle, « la dimension de la profondeur de l'existence humaine »(1972, p. 125).

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Références bibliographiques

Antoine, Agnès

* 1996 « L' "humanisme spiritualiste" de Luc Ferry (À propos de L'homme-Dieu ou le sens de la vie ), Esprit , 227, déc. 1996.

Arendt, Hannah

* 1972 La crise de la culture , Paris, Gallimard, coll. « Idées ».

Dumont, Fernand

* 1964 Pour la conversion de la pensée chrétienne , Montréal, Hurtubise HMH.
* 1968a « La sociologie et le renouveau de la théologie », dans La théologie du renouveau, tome II, Montréal/Paris, Fides/Éd. du Cerf.
* 1968b Le lieu de l'homme. La culture comme distance et mémoire , Montréal, Hurtubise HMH.
* 1981 L'anthropologie en l'absence de l'homme , Paris, Presses universitaires de France
* 1995a Raisons communes , Montréal, Boréal.
* 1995b L'avenir de la mémoire , Québec, Nuit blanche éditeur/CEFAN
* 1996 Une foi partagée , Montréal, Bellarmin.

Ferry, Luc

* 1996 L'homme-Dieu ou le sens de la vie , Paris, Éditions Grasset & Fasquelle.

Gauchet, Marcel

* 1985 Le désenchantement du monde . Une hstoire politique de la religion, Paris, Gallimard.

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Stéphane Stapinsky

Cette entrevue a été publiée, en 1994, dans le premier numéro des Cahiers d'histoire du Québec au XXe siècle. Voici le texte de la présentation

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