La famille virtuelle

Jacques Dufresne
Quand on observe l’actuelle comédie humaine, même superficiellement, comme je le fais en ce moment, on ne peut manquer d’être frappé par le fait que le succès des nouvelles techniques de communication a été préparé par la montée de l’individu, elle-même marquée par un refroidissement des rapports humains. Et si la dérive vers le virtuel paraît si naturelle, c’est peut-être avant tout parce le monde virtuel convient parfaitement à la liberté telle que nous la concevons.
Cinq ans après leur publication, je suis encore sous le choc des résultats d’une étude sur la place qu’occupe la conversation dans les loisirs des gens. En 1990, nous consacrions 6% de notre temps libre à la conversation. En lui-même et à première vue, ce chiffre n’a rien d’étonnant. C’est le point de comparaison, établi dix ans plus tôt qui m’a mis en état de choc: Dix ans plus tôt, en 1980, c’est 16% de notre temps qui était consacré à la conversation. (Le Québec en tendances, IQRC, 1990).

Pourtant, au cours de la même décennie, les moyens de communication s’étaient multipliés autour de nous: téléphone portatif, téléphone cellulaire, ordinateurs, fax, walkie-talkie, etc. La télécommunication, la communication avec le lointain, qui est aussi l’absent, serait-elle donc en train de tuer la communication avec le prochain?

J’ai trouvé une première réponse à ma question dans le courrier du lendemain, lequel m’apportait un catalogue Radio-Shack avec, sur la page couverture, une famille modèle, la famille Radio-Shack justement. À gauche, debout, maman souriant à son récepteur portatif; à droite, Jeannette devant son ordinateur; au centre, Bertrand jouant du piano synthétique, pendant que Pierre et Jean téléguident leurs voiturettes; sur le canapé, papa, écouteurs aux oreilles, est branché sur son CD; près de lui, Roméo et Juliette manipulent le sélecteur de chaîne de télévision.

La veille, j'avais moi-même fait l’acquisition d'écouteurs, non sans un vague sentiment de culpabilité, dont le sens s'est précisé quand j'ai vu le sourire métallique de papa Radio-Shack. A-t-on idée de se boucher les oreilles en société!

La consigne du silence semble frapper aussi les lieux publics et le milieu du travail. Chaque fois qu’un guichet automatique apparaît dans une banque, des milliers de conversations avec les caissières deviennent impossibles. Il y a de quoi être affolé quand on fait la somme des occasions de converser qui se digitalisent ainsi sous divers prétextes utilitaires.

Comment en sommes-nous venus là? Tout indique que l'univers social est en expansion, c'est-à-dire que les individus (l’équivalent des galaxies) s'éloignent progressivement les uns des autres. Au Moyen Âge, les gens dormaient littéralement empilés les uns sur les autres. Au début du XVIIe siècle, le roi Henri IV était incapable de dormir seul. Par-delà son penchant bien connu pour l’autre sexe, il témoignait ainsi d’un besoin de présence humaine caractéristique de toute une époque. C’est la principale leçon que l’on tire des travaux de Philippe Ariès sur l’histoire des mentalités et sur celle de la famille.

Sous l’Ancien régime, les enfants couchaient tous ensemble sans différenciation de sexe et couchaient aussi parfois avec les adultes, serviteurs, parents, etc. On a d’abord cessé de se toucher, puis on a cessé de se sentir, les odeurs étant jugées inconvenantes. Le puritanisme et une certaine hygiène ont accéléré ce double processus. Il était fatal qu'on en vienne à ne plus pouvoir se parler, en attendant de ne plus se voir... en personne. Sur cassettes, c'est autre chose.

Cet éloignement des galaxies humaines aboutit en cette fin de millénaire au plus étrange désir qui ait jamais travaillé une époque: faire des enfants, sans faire l’amour, sans se toucher, sans se parler et sans se voir; par l’intermédiaire des éprouvettes et des mères porteuses.

La psychanalyste française Monette Vacquin traite de cette vertigineuse question dans Frankenstein ou Le délire de la raison. Le monstre universellement connu, puisqu'il a été le héros d'une quarantaine de films, est le premier enfant de la science. Il n'a pas de mère, il n'a qu'un père qui s'empresse de le renier, aussitôt qu'il le voit devant lui, dans toute son altérité, dans toute sa monstruosité. Le monstre se venge en tuant tous les êtres auxquels son père-créateur est le plus attaché.

J’avais de tels souvenirs de lecture à l’esprit, quand l’homme virtuel est apparu dans mon champ de réflexion. Sous sa forme embryonnaire, l’homme virtuel se contente de tromper sa femme avec Internet; sous sa forme achevée, il manipule une icône de son idole féminine sur un écran. Au Japon on l’appelle Otaku.

Dans le premier numéro du magazine français Interactif (février 1995), on pouvait lire un article sur les Otakus, ces jeunes Japonais qui sont à cette fin de millénaire ce que les chevaliers étaient au Moyen Âge et les coureurs de bois au début de notre histoire. Voici quelques extraits de cet article: "Je vis seul, j'étudie par correspondance, je n'ai pas d'amis. Je suis un Otaku.[...] Reclus dans sa chambre étroite, tapi derrière l'écran de son Mac, où il compulse inlassablement des informations et des photos, l'Otaku vit en montrant le moins possible son regard et son apparence à ses contemporains. Il profite des technologies de l'information pour rester seul chez lui. Il est un terminal. Depuis son enfance souvent solitaire et à l'abri de parents salarymen anonymes, l'Otaku a pris l'habitude de se suffire à lui-même, de vivre dans un univers entièrement fantasmatique, à peine relié au monde par les écrans des télés et des consoles [...] Il aime l'information comme les vampires aiment la chair fraîche [...] On dit au Japon qu'un enfant sur huit est Otaku."

On pourrait croire qu'à force de collectionner et de manipuler sur son écran les images de ses vedettes féminines préférées, le désir de les rencontrer s'ébauche en lui. Erreur! Cette promiscuité ne fait pas partie de son programme. Tant mieux, car lorsqu'il sort de ce programme il ne sait plus faire la différence entre regarder, toucher et manger. L'an dernier, un Otaku de 27 ans a torturé, violé et, dit-on, mangé quatre petites filles!

"Le mot otaku provient du caractère chinois maison, couramment utilisé par les Japonais comme la forme la plus protocolaire du vous, celle qui interdit même de se regarder dans les yeux. Avec l'expansion du phénomène Otaku, c'est peut-être la plus vieille technologie de communication, le regard, qui entame sa disparition."

Dans le même esprit, le magazine québécois Le Temps Fou, dans son premier numéro également, évoque une pratique à la mode parmi les Otakus californiens: le S&B, le Slash and Burn. Les ascètes de la tradition se mutilaient pour résister aux assauts de leurs sens. Les Otakus de San Francisco le font pour sentir leur corps. "Le S&B consiste à se tailler la chair des bras, ou de n'importe quelle partie du corps, avec une lame de rasoir, à verser un peu d'essence sur les plaies et à laisser brûler la peau. Puis on éteint. Le but n'est pas de s'incinérer, mais d'atteindre ce point d'altération du corps qui permet de vivre un merveilleux sentiment d'extase: la sensation de son propre corps se régénérant dans la cicatrisation."

Quand on observe l’actuelle comédie humaine, même superficiellement, comme je le fais en ce moment, on ne peut manquer d’être frappé par le fait que le succès des nouvelles techniques de communication a été préparé par la montée de l’individu, elle-même marquée par un refroidissement des rapports humains. Et si la dérive vers le virtuel paraît si naturelle, c’est peut-être avant tout parce le monde virtuel convient parfaitement à la liberté telle que nous la concevons.

Descartes, dans la Quatrième méditation, l’un des textes les plus importants de l’histoire des idées sur la liberté, distingue la liberté de perfection de ce qu'il appelle la liberté d'indifférence. On atteint le sommet de la liberté de perfection quand on n'a pas le choix, quand on est ravi par l'évidence ou la perfection. Une bonne démonstration emporte notre adhésion; elle ne nous laisse pas le choix. C'est pourtant à ce moment que nous sommes au sommet de notre liberté. La plupart des grands philosophes pensent comme Descartes sur ce point.

Il y a, nous dit Descartes, une autre sorte de liberté et c'est celle où n'ayant pas une bonne connaissance des choses, de leur rapport avec les fins visées, nous choisissons au hasard, sans avoir de bonnes raisons de le faire, par caprice. Cette liberté, Descartes l'appelle liberté d'indifférence et il précise qu'elle marque le plus bas degré de liberté.

Nous pouvons affirmer sans hésiter que nous pratiquons beaucoup plus la liberté d’indifférence que la liberté de perfection, et que nous les confondons facilement l’une avec l’autre. Certes, dans notre attachement à la liberté, il y a également attachement à la liberté de perfection, à la liberté de parole, de mouvement, etc. Il reste que c'est la liberté d'indifférence qui est au centre de nos rêves et de nos projets.

Dans la perspective de la liberté de perfection qui suppose la connaissance, il convient que ce soit les parents qui choisissent les auteurs que vont lire leurs enfants, les valeurs qui vont leur être inculquées etc. Jadis, il paraissait même normal que les parents choisissent les conjoints de leurs enfants, puisqu'on avait toutes les raisons de présumer que ces derniers, pris dans les vapeurs de la passion naissante, manquaient de lucidité l'un par rapport à l'autre.

Dans ce cas, comme dans tous les autres semblables, nous préférons ce que nous appelons le libre choix et qui n'est rien d'autre qu'une forme plus ou moins ennoblie de la liberté d'indifférence. C’est ce qui a le plus frappé mon ami Gary Caldwell tout au long des audiences de la Commission des états généraux sur l’éducation. Tous les éducateurs québécois semblaient persuadés que c’est le choix qui crée les valeurs: dans cette perspective je ne choisis pas une chose parce qu’elle est bonne; bien au contraire, une chose m’apparaît bonne parce que je la choisis.

Cette liberté est facile, grisante, distrayante: il lui suffit pour s’exercer qu’une grande variété de choses et de possibilités soient mises à sa portée: objets de consommation, destinations pour le voyage, thérapies, cours et programmes scolaires, partenaires sexuels, sectes, etc. Moins il y a d’ordre, de hiérarchie dans ce bazar, plus la liberté d’indifférence semble bien adaptée à la situation. Une seule contrainte sera acceptée: ma liberté ne doit pas empêcher l’autre d’exercer la sienne.

À cause du sentiment de puissance et de nouveauté qu’elle entretient en nous, cette liberté nous devient vite plus chère que toutes nos autres facultés et plus ou moins consciemment notre vie s’organise autour des moyens à prendre pour la défendre.

Le moyen par excellence c’est l’ignorance, ou plus précisément le rejet de toute connaissance approfondie, au profit des connaissances qui appartiennent à la sphère du zapping, du magasinage. Pour être à l’aise dans la liberté d’indifférence, il faut connaître de plus en plus superficiellement un nombre sans cesse accru de choses.

Prenons l’exemple de l’histoire. à mesure que vous vous en pénétrez, des liens se tissent entre vous et le passé; ces liens, le mot le dit déjà, feront apparaître en vous un sentiment d’attachement, lequel suscitera un sentiment d’obligation. Il y a des choix que vous ne pourrez plus faire: si vous habitez un village traditionnel comme Kamouraska par exemple, vous ne pourrez pas y construire n’importe quel bungalow. Les racines sont des attaches. Elles nourrissent l’âme mais elles limitent ses choix. Il en est ainsi de la tradition en général.
La liberté d’indifférence s’accommode très mal du naturel. Si un comportement est réputé naturel, on n’a plus le choix devant lui: il faut l’adopter. Si vous attachez de l’importance à une nature qui pousse les mammifères de sexe opposé à s’accoupler pour se reproduire, vous vous interdisez l’accès à la reproduction artificielle, limitant ainsi votre liberté.

Autre exemple: si vous êtes attachés à la liberté d’indifférence, vous rejetterez tous les faits prouvant que l’intelligence est largement déterminé par les gènes. Car vous vous attaquez ainsi à une idée qui est au coeur de la liberté d’indifférence, l’idée que l’intelligence est entièrement conditonnée par le milieu, que l’on peut faire ce qu’on veut de sa vie, à condition de prendre les moyens appropriés aux buts choisis.

Toute détermination est considérée comme l’ennemie de la liberté d’indifférence. Par exemple, la détermination sociale prend forcément la forme de manières qui sont caractéristiques du milieu auquel on appartient. On croira qu’être libre, c’est être libéré de ces manières et on mettra tout en oeuvre pour s’en défaire. C’est pourquoi il est de plus en plus difficile de distinguer les origines sociales des gens.

Mais, me direz-vous, toute forme est une détermination. Oui, et c’est bien pourquoi la forme est détestée aujourd’hui. Les dessins d’enfants devant lesquels on s’extasie ont tous pour caractéristique l’exclusion de tout souci de la forme qui brimerait la spontanéité de l’enfant.
On arrive vite à la conclusion que le grand ennemi de la liberté d’indifférence, c’est le réel. Je suis né dans le Québec des années 1940, dans une famille catholique de classe moyenne, je suis doté d’un quotient intellectuel qui n’a guère varié depuis et de prédispositions affectives qui expliquent en partie la forme qu’a prise ma vie. Voilà ma réalité. Elle me crée plus d’obligations qu’elle ne me donne de choix. Mais puisque que c’est le choix qui me grise, il ne me reste plus qu’à tout mettre en oeuvre pour effacer ou oublier les traces de la réalité. Tel est le sens de la chirurgie plastique, laquelle illustre à merveille l’importance prise par la liberté d’indifférence dans la mentalité actuelle. "à partir de 40 ans, on est responsable de son visage" disait Telleyrand. Eh bien! je n’en veux plus de ce visage que je n’ai pas choisi. Et surtout je ne m’en sens pas responsable. Qu’à cela ne tienne, je peux en choisir un nouveau sans contrainte, parmi une multitude d’autres possibles.

Si le réel, tel que les hommes l’ont toujours défini et expérimenté, est incompatible avec cette liberté, qu’est-ce donc qui est compatible avec elle? La réponse s’impose d’elle-même: le paradis de la liberté d’indifférence c’est le virtuel. On fait un usage bien curieux du mot virtuel en ce moment. Dans la tradition philosophique, on disait d'une chose qu'elle était virtuelle quand elle n'existait pas encore dans sa plénitude, dans sa perfection, quand elle n'était qu'en puissance. Je vous renvoie ici à la distinction que l'on fait entre la puissance et l'acte dans la tradition aristotélicienne. Aujourd'hui, loin de désigner l'état précédant le passage à l'acte, l'actualisation, le mot virtuel désigne plutôt ce qui vient après l'actualisation. Le virtuel ce n'est plus l'ébauche, l'embryon du réel, c'est sa représentation, son ombre, son fantôme digitalisés. Le magasin virtuel, pardonnez-moi ce jeu de mots un peu facile, c'est celui où la nourriture qu'on achète n'est plus en can mais en scan. Remarquez que la nourriture en can en raison des qualités, des déterminations qu'elle a perdues, est déjà en voie de scannerisation, de digitalisation. Par delà la discussion sur le sens des mots, on peut voir ici comment le passage au virtuel a été préparé par la mise en conserve, et autres formes de déréalisation, et d'une manière plus générale, par le passage de l'archétype au prototype. Il y a un prototype de toutes les boîtes de conserve et de toutes les nourritures qu'on y enferme pour un temps déterminé; à ce qui est unique, à chaque pain fait à la main, correspond un archétype. Le prototype est le premier objet d'une série mécanique. L'archétype est le principe de la chose qui demeure unique tout en pouvant ressembler à d'autres.

Même l’adepte le plus inconditionnel de la liberté d’indifférence reste attaché aux formes. Ce qui lui répugne, c’est l’effort à faire pour réaliser de belles formes. Eh bien! dans le monde virtuel il trouvera de belles formes toutes faites, qu’il pourra s’amuser à modifier à son gré.
Rien n’illustre mieux que les logiciels de dessin et de traitement des photos les possibilités illimitées que le virtuel ouvre à la liberté d’indifférence. C’est ainsi que les logiciels de photographie sont vite devenus la règle dans les cliniques de chirurgie plastique d’avant-garde.
Le monde que j’évoque ainsi à grands traits est aussi celui où l’individu achève d’émerger. Le poète Pierre Emmanuel a évoqué dans les termes suivants l’individu issu de la liberté d’indifférence; "Voyez ces êtres qui essaient de se rendre originaux avec ce qu’ils ont de plus indéterminé". à partir de cette réflexion, je ne poserai qu’une question: Est-ce là le genre d’individualité que nous souhaitons pour nous-mêmes et pour nos enfants?
Pour ma part, je ne vois d’espoir que dans une individualité capable de composer, tout en en tirant profit, avec des déterminations (génétiques, culturelles, sociales) qui sont là de toute manière et dont on ne peut se détourner que par un glissement vers le néant. Le néant est à mes yeux la limite du virtuel, l’absolue indétermination qui est la seule chose absolument compatible avec la liberté d’indifférence.

Vous aurez compris que la famille Radio-Shack ou la famille Internet, ne sont à mes yeux que des métaphores pour faciliter la compréhension de la famille virtuelle dont l’essence réside dans la liberté d’indifférence.

Toutes nos politiques sur la famille sont basées sur la liberté d’indifférence et sur l’individuation par l’indétermination. Et c’est pourquoi elles ne sont pas viables. Un ami directeur d’une D. P.J. m’a expliqué récemment le fonctionnement de cette institution. Voici l’histoire typique d’un garçon né d’une mère elle-même enfant, une de ces mères qui présume que son bébé n’a faim que lorsqu’elle ressent elle-même la faim! En vertu de la charte canadienne, guère différente de la québécoise à ce chapitre, le nouveau-né et sa jeune mère sont tous deux présumés libres. Comme l’intérêt de l’enfant, et bientôt ses propres choix, ne sont pas toujours compatibles avec ceux de la mère, les intervenants, au rythme de sept ou huit par année, auront comme but moins le bien de l’enfant que le respect du protocole juridique auquel ils doivent se soumettre pour prouver qu’ils n’ont porté atteinte ni aux droits de l’enfant, ni à ceux de la mère. Comme ils seront affectés à un autre dossier demain, et comme on pourrait les tenir responsables d’un crime commis par leurs protégés, leur premier réflexe sera de se protéger. Pour toutes ces raisons, c’est l’appareil juridique qui jouera le rôle central dans une institution qu’on a pourtant placée dans le secteur des Affaires sociales justement dans le but de l’humaniser.

Parmi les causes de ce détournement de finalité, il y a une perversion de la notion de droit fondamental. Les seuls droits qui méritent d’être appelés fondamentaux sont ceux qui conditionnent l’exercice de la liberté de perfection. Pour permettre à l’enfant de s’accomplir en tant qu’être humain, il faut lui donner une éducation qui le mette en contact avec des modèles d’êtres humains accomplis. Voilà un droit fondamental de l’enfant. Remarquez que plus un droit est fondamental plus le lien entre ce droit et une obligation remplie par d’autres est manifeste.
Dans les faits, les droits individuels auxquels on attache le plus d’importance sont ceux qui se rattachent à la liberté d’indifférence: celle de choisir une émission de télévision ou tel cours à la polyvalente, par exemple. J’assistais récemment à un colloque réunissant des médecins, des psychologues et des travailleurs sociaux travaillant auprès de personnes âgées malades et souffrant de déficits cognitifs. à cette autre extrémité de la vie, il se passe la même chose que dans les D.P.J. Pour respecter les droits individuels des malades et ceux de leurs tuteurs ou mandataires, on finit par attacher plus d’importance aux protocoles juridiques et aux normes adminsitratives qu’au bien du malade. Cela signifie très concrètement que ce sont d’abord les intervenants qui sont considérés comme inaptes par le système!

Dans le cadre de ce colloque j’ai assisté à une longue discussion sur l’oportunité de retirer ou non son permis de conduire à un vieux monsieur atteint de la maladie d’Alzheimer. Dans le feu de la discussion un éminent psychiatre a soutenu que la conduite d’une automobile est un droit fondamental.

Mille regrets monsieur le psychiatre: pour une personne âgée et gravement malade, le seul droit fondamental, outre le droit à une vie qui suit naturellement son cours, c’est celui d’avoir accès à des nourritures affectives, intellectuelles et spirituelles permettant de progresser en intériorité et en dignité au cours de la dernière étape de la vie.

Encore une fois, on hésite à employer le mot droit à propos de telles choses, tant il est clair que ce mot désormais est lié à la liberté d’indifférence.

J’en viens donc à la conclusion qu’il faut repenser les politiques familiales, et d’une manière générale les politiques éducatives, en fonction des obligations plutôt que des droits, du réel plutôt que du virtuel, du naturel plutôt que de l’artificiel.

Vaste et exigeant programme devant lequel je me demande comment on pourrait le réaliser sans provoquer une profonde division à l’intérieur de notre société.

Près de chez moi, une adolescente s’est suicidée récemment après avoir donné naissance à un enfant. Le père avait abandonné la jeune mère: c’était la troisième fois qu’il agissait de la sorte. Les parents de la jeune fille ont décidé d’adopter l’enfant. Apprenant la chose, le père s’est souvenu tout à coup qu’à défaut d’avoir le sens des responsabilités, il avait des droits. Soutenu par un avocat de l’aide juridique, il conteste devant les tribunaux la demande d’adoption des parents. Ces derniers sont justes assez à l’aise pour ne pas avoir droit à l'aide juridique. Garder l’enfant de leur fille leur coûtera très cher... à ce degré d’absurdité, on a envie de renoncer à toute vie en société, et on se demande s’il ne faut pas souhaiter pour le Québec qu’un Farakkan se mette en marche pour inciter les jeunes pères à assumer leurs responsabilités.

L’histoire bien réelle que je viens de raconter illustre aussi le problème de l’adoption. Le Québec est rempli de parents qui sont prêts à aller chercher au bout du monde, et à grands frais, des enfants qui seront peut-être porteurs de graves maladies alors que le système kafkaïen mis en place pour gérer les droits individuels et la prédominance de la liberté d’indifférence sur la liberté de perfection interdit que des grands parents adoptent l’enfant de leur fille qui avait été abandonnée par le père.

Les Chartes de droit sont faites pour empêcher qu’on conduise une personne au four crématoire pour une question de race ou de sexe, non pour soutenir légalement des comportements irresponsables.

Il faudrait ramener les Chartes à cette fonction essentielle et les remplacer quant au reste par une morale centrée sur l’obligation et la responsabilité. On parviendrait peut-être ainsi à créer ou recréer un climat tel que, dans le domaine social, les ressources de plus en en plus réduites, puissent être utilisées de plus en plus adéquatement.

Toutes nos institutions, depuis la CSST et la CALP, en passant par les DPJ et leur équivalent pour les personnes âgées, les futures DPA, jusqu’aux CLSC, sont paralysées par un formalisme juridique qui, compte tenu du malheur qui se voit et se sent dans les rues, confine à la schizophrénie. Continuerons-nous à voir toujours autant d’intervenants réunis en comités ou en conclaves pour venir en aide, dans les formes, à un nombre toujours plus réduit de personnes; ou au contraire, serons-nous capables de triompher des rigidités du système pour permettre aux intervenants de venir efficacement en aide à un maximum de personnes dans le besoin?

J’évoquais tout à l’heure un colloque de spécialistes des personnes âgées. Tous m’ont paru aptes à régler par le simple exercice de leur jugement la plupart des problèmes qui remontent en ce moment jusqu’aux instances administratives et judiciaires. J’ai fait la même constatation il y a quelques années à l’occasion d’un colloque de la CALP auquel je participais.
Il me semble maintenant qu’on devrait appliquer dans l’administration des programmes sociaux le principe de subsidiarité qui sert de fondement théorique à la décentralisation. Réduit à sa plus simple expression, le principe de subsidiarité comporte deux éléments: 1) il faut ramener la décision au plus bas niveau compatible avec sa nature; 2) l’état ne doit jamais intervenir quand la société civile peut assumer la responsabilité.

De la même manière, l’on pourrait dire que les intervenants du secteur social doivent laisser l’initiative aux familles et à la société civile en général et qu’en cas d’indication contraire, ils doivent prendre eux-mêmes toutes les décisions dont on a à priori aucune raison de penser qu’un juge a plus de compétence qu’eux pour les prendre.

Une telle application du principe de subsidiarité supposerait un rapprochement entre la société civile et l’état dans le cadre d’un mouvement de décentralisation. Ce rapprochement suppose à son tour une société s’appuyant sur une morale plutôt que sur le droit et ayant appris des grands philosophes à subordonner la liberté d’indifférence à la liberté de perfection.
Mais pour viser d’abord la liberté de perfection, il faut se réinscrire dans une tradition intellectuelle et spirituelle proposant des finalités si claires et des nourritures si substantielles que le libre choix, la liberté d’indifférence apparaissent tels qu’ils sont en réalité: comme une illusion. "Nous nous croyons libre, disait Spinoza parce que nous ignorons les causes de nos actes."

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