Les Principes de Hanovre

Andrée Mathieu
L’humanité doit maintenant faire face à des enjeux mondiaux: la croissance démographique, la détérioration de l’atmosphère, la déforestation, la désertification, la préservation des océans et des ressources d’eau potable, le traitement et l’élimination des déchets, l’alphabétisation, le rôle social des femmes, l’urbanisation, la préservation de la diversité biologique et culturelle, etc. L’Homme doit faire le point; il doit s’arrêter, s’examiner, retrouver sa place dans la nature et raffiner le rôle de la technologie à l’intérieur de sa relation à l’environnement. C’est dans cette «intention» qu’EXPO 2000 a voulu affronter les problèmes de notre temps et, en prêchant par l’exemple, montrer au monde ce qui peut être fait pour les résoudre. Elle a décidé de s’attaquer à la difficile tâche d’imaginer et d’ouvrir la voie vers un avenir «durable».


Le design est la première manifestation de l’intention humaine

La ville de Hanovre a été choisie en 1991 pour tenir l’exposition universelle de l’an 2000. Être l’hôtesse d’un tel événement à l’aube d’un nouveau millénaire présentait à la fois un grand défi et une lourde responsabilité. En choisissant comme thème d’EXPO 2000 «Homme-Nature-Technologie», la Ville de Hanovre «s’est donné pour tâche de présenter de manière compréhensible et captivante les possibilités actuelles et futures d’établir un nouveau et meilleur rapport entre l’Homme, la Nature et la Technologie»1.

Puisque le design est la première manifestation de l’«intention» humaine, Hanovre a voulu concevoir et développer le site de l’exposition universelle d’une manière qui soit cohérente avec son thème. EXPO 2000 devait être un modèle de développement durable pour la ville, la région et pour le monde entier. Dans ce but, on a retenu les services d’un architecte américain reconnu pour sa créativité remarquable et pour son engagement à l’égard de la protection de notre planète et de ses habitants. Travaillant en étroite collaboration avec la Ville de Hanovre, avec le docteur Michael Braungart et l’Agence de promotion de la protection de l’environnement (Environmental Protection Encouragement Agency) de Hambourg, et après de nombreuses consultations dans les milieux du design, de l’environnement et même de la philosophie, William McDonough a conçu un ensemble de principes généraux qui ne constituaient pas une liste de directives ou d’exigences pour la construction des infrastructures de l’exposition, mais plutôt une nouvelle approche du design qui puisse satisfaire les besoins et les aspirations du présent sans compromettre la capacité de notre planète à supporter les projets futurs. Pour Hanovre, ce document destiné à la communauté internationale des architectes et des designers, a été le premier élément de l’exposition: un signal d’espoir, un geste de bonne volonté et une invitation lancée au monde entier à célébrer le nouveau millénaire avec un point de vue neuf, positif et rafraîchissant.


Les Principes de design de Hanovre

Les Principes de Hanovre sont un ensemble de maximes destinées à inciter les architectes et les designers, mais aussi tous les créateurs du monde, à inscrire leurs projets dans une perspective de développement durable. Ils doivent être vus comme un document «vivant», capable d’évoluer avec nos connaissances et visant à améliorer notre compréhension de l’interdépendance entre les êtres humains et la nature. Dans cette nouvelle philosophie du design, tout créateur doit:

1. Mettre l’accent sur les droits des hommes et de la nature de coexister dans un environnement favorable, sain, diversifié et durable.

2. Reconnaître l’interdépendance. Le design humain interagit avec le monde naturel et dépend de lui; il a d’importantes et diverses implications à tous les niveaux. Le créateur doit élargir ses considérations pour reconnaître les effets mêmes lointains de son design.
(Travaillant dans l’alma mater de Thomas Jefferson, William McDonough rêve d’une Déclaration d’Interdépendance).

3. Respecter les relations entre l’esprit et la matière. Considérer tous les aspects de l’organisation humaine, tels la communauté, l’habitation, l’industrie et le commerce, à la lumière des relations qui existent et évoluent entre l’esprit conscient et la matière.

4. Se sentir responsable des conséquences de son design sur les êtres humains, sur la viabilité des systèmes naturels et sur leurs droits de coexister.

5. Créer des objets sécuritaires et durables. Ne pas surcharger les futures générations en créant de façon négligeante des produits, des procédés ou des règlements potentiellement dangereux et qui exigeront un entretien soutenu ou une administration vigilante pendant des siècles.

6. Éliminer le concept de déchet. Évaluer et optimiser le cycle de vie complet des produits et des procédés pour imiter les systèmes naturels dans lesquels les déchets n’existent pas.

7. Compter sur l’énergie naturelle. Dans tout design, les forces créatrices devraient être dérivées du flux d’énergie constant qui provient du soleil, comme c’est le cas dans le monde vivant. Cette énergie devrait être recueillie efficacement et sécuritairement pour une utilisation responsable.

8. Comprendre les limites du design. Aucune création humaine ne dure éternellement et le design ne règle pas tous les problèmes. Les créateurs et les planificateurs devraient pratiquer l’humilité face à la nature. Ils devraient traiter la nature comme un modèle, un mentor, et non comme un inconvénient qu’il faut fuir ou contrôler.

9. Chercher une amélioration constante par le partage des connaissances. Encourager la communication directe et ouverte entre collègues, clients, manufacturiers et utilisateurs, pour lier les considérations de durabilité à une éthique de responsabilité, et rétablir la relation fondamentale entre les processus naturels et l’activité humaine.
(copyright 1992 William McDonough Architects, pour la version anglaise)


Le concours

Les Principes de design de Hanovre ont guidé la compétition visant à choisir les concepteurs du site d’EXPO 2000. Le processus de sélection a été divisé en trois étapes:
Phase 1: On a organisé un symposium rassemblant tous les compétiteurs, les conseillers de Hanovre et les experts internationaux pour présenter les Principes, les soumettre au débat, les raffiner et partager de l’information.
Phase 2: Le symposium a été suivi d’un concours de design indépendant, basé sur des critères dérivés des Principes de Hanovre. Le jury a retenu trois propositions.
Phase 3: Dans l’esprit du neuvième Principe et comme le succès en écologie dépend plus de la coopération que de la compétition, c’est d’une collaboration inter-disciplinaire entre les trois gagnants, la Ville de Hanovre et le comité d’experts que sont issus les plans définitifs. Tout en demeurant réalistes, ces plans ne devaient faire aucun compromis avec les grands Principes.


Les cinq éléments

De façon plus concrète, la Cité de Hanovre a établi des lignes directrices pour démontrer son «intention» de respecter les neuf Principes de design dans la réalisation d’EXPO 2000. Ces lignes directrices à l’intention des compétiteurs, ont permis d’intégrer la sensibilité environnementale et les considérations esthétiques. Le cadre de référence qu’elles constituent était basé sur les cinq éléments qui ont servi de fondements aux anciennes civilisations: la Terre, l’Air, le Feu, l’Eau et l’Esprit.
Terre: En design, la Terre représente à la fois le contexte et les matériaux.
Le site ne doit pas s’imposer dans les environs au point de tuer le contexte ou de le rendre invisible. Il doit bénéficier à la flore et à la faune autant qu’aux humains, en partant du fait que les processus naturels sont à leur meilleur lorsqu’on les laisse tranquilles. Martin Heidegger parle de Gelassenheit, un mot par lequel il signifie «s’abandonner à la Terre de telle sorte qu’elle parle à travers nos actes et nos structures». Il souligne qu’on devrait rapprocher le paysage des hommes plutôt que d’imposer les hommes dans le paysage. On doit donc accorder la plus grande valeur aux espaces inhabités. Ainsi, l’aménagement et l’agrandissement de bâtiments existants peut offrir une alternative intéressante aux nouvelles constructions, afin de préserver le paysage naturel. En outre, le caractère éphémère des infrastructures des expositions du passé n’offre certes pas un modèle de design «durable». Il faut donc concevoir le site en fonction de ses utilisations potentielles à la suite de l’événement. L’architecture n’appartient à personne. Elle doit être suffisamment flexible pour permettre aux futurs bâtisseurs de la société de l’adapter à ses besoins.
Les matériaux et les procédés choisis doivent eux aussi s’inscrire dans une perspective de développement durable. L’analyse de leur cycle de vie complet est extrêmement importante car elle permet d’évaluer l’énergie qu’ils utilisent et leur impact sur l’environnement à partir de l’extraction, en passant par la transformation, la fabrication, le transport, l’entretien et le recyclage, jusqu’au retour des matériaux dans l’environnement. Leur niveau de toxicité doit être également évalué; les produits chimiques dangereux sont bien entendu à proscrire. Dans la nature, le concept de déchet n’existe pas car ce qui constitue un déchet pour un organisme est une nourriture pour l’autre (waste equals food). L’objectif est donc d’éliminer tout déchet solide qui ne peut pas être pris en charge par un cycle naturel. La réutilisation de tous les matériaux doit aussi être envisagée au cas où les structures ne pourraient pas être adaptées aux futurs besoins des résidents de Hanovre.
Air: La construction du site de l’exposition ne doit contribuer d’aucune façon à la détérioration de la couche d’ozone ou au réchauffement du climat global. Le design sera donc évalué en fonction de ses effets sur la qualité générale de l’air, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du site. Si possible, la ventilation naturelle doit être préférée au contrôle artificiel du climat. On doit aussi minimiser la pollution par le bruit. Au moment de configurer le site, une bonne analyse des patrons de vent saisonniers permettra d’en tirer le meilleur parti.
Feu: Le feu est un puissant symbole de la capacité de l’Homme à utiliser l’énergie naturelle. On favorise les sources d’énergie renouvelable (panneaux solaires, éoliennes, etc.) plutôt que les combustibles fossiles ou l’électricité produite loin du site. La possibilité de produire de l’énergie sur place doit être considérée. Une utilisation appropriée de la lumière du jour pour l’éclairage peut contribuer à réduire les besoins d’énergie.
Au niveau des transports, on doit accorder la priorité aux piétons et aux cyclistes. Les transports en commun doivent être efficaces et accessibles. On doit décourager l’utilisation des automobiles personnelles. Leur accès doit être planifié en fonction de leurs effets présents et futurs, notamment en ce qui concerne la demande d’énergie, la planification urbaine et les implications sociales. On doit anticiper les formes alternatives d’énergie dans l’usage de l’automobile.
Si la pemière exposition universelle avait accueilli quelques six millions de visiteurs, EXPO 2000 en attend près de dix fois plus. L’impact de cette foule dans la région doit être prise en compte. Il faut encourager une décentralisation de l’exposition. Le design pourrait comprendre des centres tout autour du globe, reliés à l’aide des dernières technologies de communication. Exemplaires et avant-gardistes, ces projets autour du monde seront portés à la connaissance du public et discutés dans le cadre de symposiums et de tables rondes, ainsi que de vidéo-conférences.
Eau: L’eau est l’élément fondamental de la vie. Elle peut servir à des fins communautaires, culturelles, historiques, spirituelles et poétiques. L’utilisation de l’eau doit faire l’objet d’une attention particulière tout au long de la conception du site. Ainsi, l’eau potable ne doit être utilisée que pour supporter la vie. L’eau doit être protégée de tous les contaminants, jusque dans les nappes phréatiques. Les eaux usées doivent pouvoir bénéficier à la terre. Il faut donc éviter de couvrir le sol avec des matériaux imperméables et favoriser les systèmes organiques de traitement de l’eau. Les effluents devraient pouvoir satisfaire aux mêmes critères que l’eau potable. De plus, on doit considérer l’eau de pluie et les écoulements comme des ressources possibles.
Esprit: Jamais une exposition universelle n’avait choisi de célébrer le fait que l’humanité ne sait pas grand’chose de l’univers. Cette humilité, elle doit se retrouver dans le design. Comme le dit le huitième Principe: «Aucune création humaine ne dure éternellement et le design ne règle pas tous les problèmes», contrairement à ce que pensaient les créateurs de White City et de Town of Tomorrow. Le site d’EXPO2000 doit laisser de la place pour que les autres aspects importants de la vie puissent se manifester. Dans son livre Timeless Way of Building, Christopher Alexander parle de la «qualité que l’on ne peut nommer», dont on ne peut parler, mais qu’on peut toujours reconnaître quand on visite un lieu qui la possède. On ne peut la planifier, mais elle apparaît d’elle-même si on lui laisse la chance. En visitant l’exposition de Hanovre, les gens doivent «sentir» qu’ils appartiennent à la terre. L’architecture durable n’est rien de moins qu’une invitation à accepter notre place dans le monde.

La philosophie du design élaborée par William McDonough et décrite dans les Principes de Hanovre a-t-elle une chance de s’imposer dans notre univers mécaniste? Certains pourraient en douter. Cependant, il y a de bonnes raisons de demeurer optimiste, comme en témoigne le nouveau mandat de celui que le magazine Time a surnommé «Hero for the Planet».
William Clay Ford Jr. a accédé à la présidence de la compagnie qui porte son nom. Connu pour son intérêt pour les questions environnementales et pour son implication sociale, Ford a retenu les service de McDonough pour transformer l’usine de la Rivière Rouge, située à Dearborn près de Détroit, un véritable symbole des prouesses manufacturières américaines du siècle dernier, en un modèle d’industrie écologiquement viable pour le XXIe siècle. Ford était persuadé que si quelqu’un peut aider sa compagnie, considérée par plusieurs environnementalistes comme l’ennemi public no 1, c’est Bill McDonough. Le complexe de la Rouge a été créé en 1916 par le pionnier de l’automobile Henry Ford. Il comprend six usines et a déjà employé plus de 90 000 travailleurs. Dans une salle surnommée «Rouge Room», McDonough, son personnel et les employés de Ford ont élaboré leur stratégie. Au-dessus de leurs têtes on pouvait lire une citation de William Ford Jr.: «Ce complexe vieillissant deviendra bientôt le testament visible du leadership environnemental et de la responsabilité sociale de Ford». Dorénavant, les succès de la compagnie ne se mesureront pas seulement en termes d’économie, d’efficacité et de productivité, mais en épaisseur de couche de terre arable, en nombre de vers de terre par pied cube, en diversité des insectes, en nombre d’oiseaux migrateurs et en variétés de poissons et de plantes aquatiques indigènes qui peupleront la Rivière Rouge, dont les eaux sont pour l’instant plutôt noires... Dans Notre-Dame de Paris, Victor Hugo prédit que la bonne fortune de voir apparaître un architecte de génie peut échoir au XXe siècle, comme le XIIIe siècle a connu Dante. Cet architecte respectera sûrement les Principes de Hanovre.


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Note
1. Cette description est issue du site web de l’Exposition universelle EXPO 2000.

Bibliographie

The Hannover Principles, Design for Sustainability
William McDonough Architects, 1992, 122 pages
Édition spéciale imprimée en 1999 (99 copies)

ALEXANDER, Christopher, The Timeless Way of Building
New York, Presses de l’Université de Oxford, 1979

WILSON Alexander, The Culture of Nature
Cambridge, Blackwell, 1992

Site web de William McDonough: www.mcdonough.com

William McDonough est né au Japon en 1951 où son père enseignait les langues. Il a grandi à Hong Kong avant de s’installer définitivement aux États-Unis. Gradué de l’Université de Yale, il a fondé deux bureaux d’architectes et le Comité Américain des Architectes pour l’Environnement. Très jeune, il a été nommé doyen de la faculté d’architecture de l’Université de Virgine, ce qui lui a valu le surnom de «Green Dean». En 1985, son design des bureaux du Fonds pour la Défense de l’Environnement (Environmental Defense Fund) à New York a fortement contribué à lancer le mouvement pour l’architecture «verte» («green building» movement). Le magazine Utne Reader l’a reconnu parmi les «100 visionnaires qui pourraient bien changer le monde». En 1996, il s’est vu décerner le premier et unique Prix du Président pour le Développement Durable. Avec son épouse et ses jeunes enfants, il habite une maison dessinée par... Thomas Jefferson!

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