Le philosophème de destin ou l'identité du fatal au naturel

Christophe Paillard
D'un point de vue philosophique, la conception que se fait chaque école du fatum est corrélative de sa conception de la liberté.
Par philosophème de destin, nous entendons le plus petit commun diviseur aux diverses conceptions du fatum en philosophie: l'idée de la prédétermination, totale ou partielle, de la temporalité par le jeu des causes physiques. Si le mythème et le théologème réduisent le destin au divin, le philosophème a ceci de particulier qu'il le réfère à la Nature. Tel est ce qu'on peut nommer le «principe d'identité du fatal au naturel»: par le concept de fatum, la philosophie n'entend pas un devenir fatalisé par des puissances surnaturelles mais l'ordre physique des événements, causalement déterminé, intelligible et prévisible à la raison.
À la fin de l'Antiquité, voire dès le début de l'époque hellénistique, les trois principales écoles philosophiques, le stoïcisme, l'aristotélisme et le platonisme, s'étaient accordées à admettre l'identité «Heimarménè=Physis», qu'on trouve sous la plume de Théophraste et d'Alexandre d'Aphrodise, de Chrysippe et de Sénèque, de Porphyre et de Proclus, et qui sera reprise dans les traités De Fato de l'âge classique: «fatum idemque natura» (1). Ne nous méprenons pas sur le sens de ce consensus, qui est purement formel. Si le principe d'identité du fatal au naturel connaît une aussi large extension en philosophie, c'est précisément parce que son intension est faible et minimale. Loin de déterminer le contenu du concept de destin, il se borne à spécifier la manière de le représenter. Suspendant la définition de la fatalité à celle de la Nature et de l'ordre des causes physiques, il admet une pluralité d'interprétations. Selon les conceptions que le philosophe se fait de la Physis, il aboutira aux doctrines du destin les plus dissemblables: fatum stoicum, fatum platonicum, fatum aristotelicum, négation épicurienne du fatum, etc. Avant d'évoquer ces modèles antiques dont l'écho retentira jusqu'au XVIIIe siècle, il convient de réduire leur multiplicité à des catégories générales. En raisonnant de manière a priori, on ne peut en effet envisager que trois positions du concept de fatum (l'ordre des causalités naturelles): la négation, la limitation et l'universalisation. Ces positions se distinguent d'après les réponses que chaque philosophie apporte aux deux questions fondamentales du débat de fato: «le destin existe-t-il?» et «toutes choses arrivent-elles selon le destin?» (2). Les philosophies de la négation du fatum répondent par la négative aux deux questions; celles de l'universalisation, par l'affirmative; tandis que celles de la limitation répondent affirmativement à la première et négativement à la seconde. Ces trois positions épuisent l'ensemble des attitudes qu'on peut logiquement adopter face à l'idée d'un ordre éternellement prédéterminé par le jeu des causalités naturelles. La raison nie-t-elle l'existence d'un tel ordre, comme l'épicurisme qui affirme la contingence de l'organisation cosmique? L'admet-elle en s'attachant à en limiter l'extension par celle de la liberté, comme le platonisme et l'aristotélisme? Ou en affirme-t-elle l'universalité, comme le stoïcisme, quitte à devoir chercher les moyens de le concilier avec la liberté et la moralité? Avant de s'appliquer à telle ou telle doctrine philosophique, ces catégories désignent des modalités de positionnement du concept de destin, de sorte qu'elles peuvent aisément se transposer à d'autres doctrines qu'à celles de l'Antiquité (3) D'un point de vue philosophique, la conception que se fait chaque école du fatum est corrélative de sa conception de la liberté. Voir les notices fatum stoicum, fatum platonicum, fatum aristotelicum, fatum christianum et négation épicurienne du destin.


Notes
(1) G. SEPULVEDA, De Fato et Libero Arbitrio, Rome, 1526 (Livre I, s.p., titre marginal). Cf. B. BALDINO, Discorso Della Essenza del Fato, Florence, 1578 (p. 12: «la natura ... è la medesima cosa che il Fato»).
(2) Cf. THOMAS D'AQUIN, Somme théologique, I, q. 116, art. 1: «Le destin existe-t-il» et art. 4: «Tout est-il soumis au destin?».
(3) Pour une recension des traités De Fato de l'Antiquité, du Moyen-Age ou de l'âge classique, cf. P. F. ARPE, Theatrum Fati, sive Notitia Scriptorum de Providentia, Fortuna et Fato, Rotterdam, 1712 et 1716. J. SYRENIUS distingue six opinions «de Fato»: les épicuriens, les astrologues, les stoïciens, les platoniciens, les aristotéliciens et les catholiques (De Fato, Libri Novem, Venise, 1563, VII, 23, pp. 136 sqq), sans réduire cette profusion de doctrines à trois positions fondamentales. La tripartition des fatalismes est assez commune dans la philosophie classique, mais elle s'applique généralement à des doctrines plutôt qu'à des positions du concept de destin. On pense bien sûr au Fatum Mahometanum, au Fatum Stoicum et au Fatum Christianum de LEIBNIZ, mais avant lui, JUSTE LIPSE distinguait le «Fatum Mathematicum» des astrologues, le «Fatum naturale aut physicum» des stoïciens et le «Verum Fatum» des chrétiens (De Constantia I, 18-19 in Opera Omnia, 4 vol., Anvers, 1637, t. 4, pp. 390 sqq.) et Ralph CUDWORTH, la «Fatalité athée» de Hobbes et de Spinoza, la «Fatalité théologique, immorale et violente» de Luther et de Calvin et la «Fatalité théologique, morale et naturelle» des stoïciens. L'originalité de cette tripartition est de s'attacher à la modalité (négation/limitation/universalisation) du concept plutôt qu'à son application à telle ou telle doctrine.

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