Lettres intimes: les publier ou pas?

Ch. Bastide
Échange d'idées sur l'opportunité de rendre publics les écrits intimes.
Article de Ch. Bastide: ne pas publier

« Du fond d’un tiroir où elle était restée quelques années, cette correspondance vient d’être livrée à la curiosité publique. Les éditeurs (anonymes) déclarent qu’ils ont agi sur la prière de celle qui reçut les lettres; ils ont changé les noms et les dates; enfin, disent-ils, leur justification se trouve dans l’élévation de sentiment et d’expression de ces lettres d’amour longtemps oubliées. Aujourd’hui, les angoisses et les espérances et les rêves de ce jeune Américain, s’étalent en pages d’impression et peuvent fournir le prétexte à des dissertations. Sauf quelques rares exceptions, il est tout à fait blâmable de publier une correspondance intime. À la mort de celle qui gardait ces lettres, il eût fallu les détruire. Ceci dit, avouons que ce petit volume est parfaitement émouvant : fort peu d’épisodes, une grande fraîcheur de sentiment, un talent de forme d’autant plus remarquable qu’il est inconscient. Mais on a honte d’apprécier ainsi d’un ton détaché des pages écrites avec ferveur et qui ont été lues avec tremblement. Un étudiant de vingt-six ans, nourri des classiques, à l’esprit délicat, aux sentiments chevaleresques, ambitionne de professer dans son université, mais un concurrent est nommé à sa place, et il est obligé pour vivre d’accepter un poste de rédacteur dans un journal. Cependant sa santé est trop frêle pour résister; il contracte la tuberculose et meurt à vingt-huit ans. L’histoire est touchante et banale. Il est permis d’ouvrir une sépulture quand elle présente un intérêt archéologique. C’est une curiosité malsaine que celle qui, sous prétexte de littérature, pénètre le secret des cœurs. Ces lettres n’auraient jamais dû paraître. »

source : Ch. Bastide, compte rendu de : The Professor’s Love Life, Letters of Ronsby Maldclewith, (New York, Macmillan, 1919, in-8, 182 p.), dans Revue critique d’histoire et de littérature, 54e année, 1920, p. 294.


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Lettre de Salomon Reinach : il faut conserver et publier

Mon cher Directeur (i.e. M. Arthur Chuquet),

Je me demande, non sans effroi, si les lignes imprimées dans la Revue critique sous la signature de Ch. Bastide (p. 294) ne seront pas alléguées par les destructeurs de documents, qui trouvent commodes de jeter des paquets de lettres au feu. La Revue peut-elle laisser sans protestation affirmer une doctrine qui nous aurait privés de Mlle de Lespinasse, pour ne parler que d’elle? Assurément, il ne faut pas publier de lettres intimes tant qu’elles pourraient blesser des sentiments ou des intérêts légitimes; mais si elles sont l’œuvre d’une personne sachant écrire et sentant profondément, il est CRIMINEL de les brûler. N’est-il pas facile de léguer un paquet de lettres à une bibliothèque publique avec ces simples mots : Ne pas ouvrir avant l’an 2000? La rage qui a sévi et sévit encore de détruire des correspondances nombreuses a pour effet une sélection à rebours. On publie des œuvres écrites à froid, sentant l’huile de la lampe, la fatigue de l’auteur qui a noirci du papier pour vivre; on anéantit ce qui a été écrit avec passion, avec joie, avec désespoir, et ce sont des chefs d’œuvre qui se perdent. Je demande, à l’encontre de M. Bastide, la fondation d’une ligue discrète de propagande pour la conservation des lettres d’amour. L’an 2000 y fera son choix.

source : Les lettres intimes. Lettre de M. Salomon Reinach (1858-1932), 20 août 1920. Publiée dans la Revue critique d’histoire et de littérature, 54e année, 1920, p. 359-360.

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