Claude Debussy

René Chalupt
Un contemporain évoque la figure et l'oeuvre de Debussy, décédé peu de temps auparavant.
Lorsque prendra fin l’effroyable carnage auquel assiste notre Age terrifié, bien des noms, parmi les plus grands, manqueront à l’appel : un Verhaeren, un Rodin, un Redon, un Degas. Or, la vermeille libation des champs de bataille ne doit pas nous faire méconnaître le pathétique ni la cruauté des autres deuils.

Sous un ciel printanier étrennant ses premiers obus, dans l’intervalle de deux gothiques tintamarres et, tandis que se jouait notre sort aux rives sanglantes de la Somme, Claude Debussy a succombé au mal douloureux contre lequel il luttait depuis plusieurs années.

Nous ne le connaissions point si ce n’est pour l’avoir aperçu parfois dans la pénombre d’une baignoire ou la baguette de chef d’orchestre à la main. Aspect inoubliable de ces yeux clairvoyants, de ce front anormal marqué pour l’innocence ou le génie! Nous ne le connaissions point et cependant son départ nous cause une détresse poignante comme des cinq ou six êtres auxquels les liens les plus chers nous ont lié d’un pacte indissoluble. « Une génération vit aujourd’hui » a pu fort justement écrire M. Laloy, « dont Pelléas et les Nocturnes ont formé plus que le goût, le cœur ». Ni nos aînés, ni nos cadets ne comprendront cela qui n’ont pas, dans sa première nouveauté, entendu Pelléas à l’instant trouble de la puberté, avec des oreilles de seize ans et toute la ferveur de l’adolescence. Nous devons à Claude Debussy quelques heures de délicat frémissement intérieur, d’exaltation sensuelle, d’allégresse délicieuse qui compteront parmi les plus précieuses de notre vie. Mélancolique souvenir de délices épuisées et sans secondes car la musique de demain ne saurait en offrir de comparables à notre maturité. C’est toute une partie de nous-mêmes et peut-être la meilleure que nous mettons au tombeau, la porte d’un mausolée brutalement close sur les cendres de notre jeunesse.

Le génie de Debussy fut de venir au jour exact où il était attendu, d’exprimer mieux que nul autre l’inconscient caché au fond de chacun de nous, de représenter jusqu’en ses plus subtils raffinements une époque de la sensibilité française qu’il contribua plus que quiconque à façonner.

Il n’y a pas lieu d’étudier ici tout ce que lui doit la technique de son art bien que, depuis Wagner, aucun compositeur n’ait exercé une telle influence sur l’évolution musicale, dépassant de loin le strict domaine sonore. Enfant de l’Ile-de-France, l’exemple d’un ciel léger et de paysages sans grandiloquence lui avait appris à détester tout excès et à ne rien tant priser qu’une juste nuance. Il savait que le secret de notre charme est fait de mesure, de grâce et de discrétion. Wagner avait eu assez de génie pour se passer de goût; Debussy eut du goût jusqu’au génie. Ses audaces, ses innovations que l’on considéra au début comme anarchiques et sans origine plus lointaine que lui-même s’exercèrent au contraire dans le sens le plus pur de notre tradition. Par delà le dévergondage romantique, il est l’héritier direct de notre sublime Rameau, l’hoir authentique de Jean Racine.

Dès qu’elle se mit à dépasser un petit groupe de mélomanes préparés à la bonne parole, sa musique causa une profonde stupeur. Si claire, elle parut confuse, si précise elle parut vague, si savamment dosée et équilibrée elle parut embryonnaire et inachevée. Le sens auditif du public était tellement dévoyé, l’exagération et l’amplification étaient si bien confondues dans son esprit avec le mot même de musique qu’il crut tout d’abord à une mystification. Pourtant, d’une acuité sensuelle jusqu’alors insoupçonnée, ne retrouvait-on pas tour à tour dans celle-là la fluidité de l’eau, l’éclat de la lumière et les tièdes parfums nocturnes? Avant le Prélude à l’après-midi d’un faune, avant Pelléas, avant les Nocturnes, eût-on pensé qu’un orchestre fût capable de si furtifs frémissements, avant La Mer de déferler comme des vagues en jetant après soi une écume soyeuse, avant Ibéria de brûler au soleil ardent tel une place de Séville? La sonorité n’est plus, comme chez les Russes, un manteau éclatant et bariolé; beaucoup plus sobre et vaporeuse, elle cesse de rester un brillant accessoire pour devenir un élément intrinsèque de la musique.

Au théâtre, Claude Debussy a complètement renouvelé le drame lyrique. Abandonnant délibérément le développement symphonique et le leitmotiv wagnérien, les différents thèmes furent seulement énoncés et rappelés sans jouer de rôle architectural et la musique n’eut d’autre dessein que d’exprimer successivement l’émotion de chaque instant. Le chant, sans pourtant revenir à l’ancien récitatif, fut remplacé par une déclamation mélodique qui, suivant de très près les inflexions du langage, se modèle exactement sur lui et en respecte l’accentuation. Les personnages de Pelléas chantèrent comme on devrait parler; ce fut l’exaltation de la langue française dans toute sa souplesse, sa grâce et son rythme impalpable. Plus de cruelles déformations imposées aux phrases pour les faire entrer dans la prison d’un cadre étroit; la parole règne désormais en souveraine et communique au chant sa propre palpitation. Celui-ci ne ralentit plus maintenant par sa pompe la progression du drame; il est rapide et concis comme du Mallarmé; il use de raccourcis et sait concentrer sur un mot, toute l’intensité expressive que d’autres gaspillent en exercices de rhétorique. Point de ces sauts, de ces longs écarts qui conviennent au parler allemand mais ne sont pas compatibles avec le nôtre. Tout est resserré en un bref intervalle, tout est obtenu par les moyens les plus simples.

Avec Claude Debussy, le symbolisme a modifié la conception de l’art musical et, s’il est vrai que dans ses récents ouvrages son esprit toujours en mouvement s’en soit plutôt dégagé, ses œuvres les plus caractéristiques et qui ont causé le plus profond ébranlement, le Prélude à l’après-midi d’un faune, les Nocturnes, Pelléas, les Proses lyriques, les Fêtes Galantes, les Estampes en sont tout imprégnés. On a pu dire avec vérité de Pelléas que c’était peut-être le chef-d’œuvre du symbolisme. La musique de Debussy a magnifié le drame de M. Maeterlinck et en a fait jaillir la beauté qu’il contenait virtuellement; elle en a comblé les vides, masqué les imperfections, éliminé les parties impures. Ce qu’avaient fait dans la littérature Verlaine et Mallarmé, Claude Debussy le fit dans la musique. La sienne s’identifia avec la vie mystérieuse des choses et, plutôt que d’en définir les contours, se confondit en leur anonymat. Par elle nous avons connu la surprise de ces accords irrésolus qui pénètrent doucement jusqu’au repli le plus caché et ceux qui brusquement nous cinglent le visage. Il y en eut qui semblèrent une cassolette d’où s’échappent des parfums et d’autres une fenêtre ouverte le matin sur un jardin crispé de rosée. Elle fut le vent qui joue avec les feuilles des saules comme des doigts amoureux dans une chevelure, elle fut l’air léger de l’aube, elle fut l’eau « informe et multiforme » qui court le long des pentes ou danse la sarabande dans les bassins des parcs, elle fut les atomes de poussière qui tournoient éperdus dans un rayon de soleil, elle fut la lumière blonde et dorée, elle fut le brin d’herbe, elle eut l’odeur de la mer, l’irisation de l’écume, la fraîcheur des fontaines. Elle ne décrivit point, elle évoqua; elle n’énonça pas mais procéda par allusions. Chaque instant se perdit dans le suivant; d’une matière impalpable et fluide, elle fut continue et bergsonienne. Elle ne se livra pas à chacun; il y eut une confidence entre elle et nous et elle nous demanda notre complicité. Sachant l’éloquence des paroles informulées, elle tint compte de l’inconscient et ne méconnut pas la valeur du silence. Rien n’exista pour elle que subjectivement et elle nous tendit un miroir où nous pûmes discerner le reflet de notre âme. Nous y vîmes passer le cortège ouaté et doux des nuages; nous y vîmes les sirènes baigner leurs bras nus dans la mer puis jouèrent du luth avec le faux-visage de la joie les fantômes des Fêtes Galantes et, sur les rives de l’étang, le faune, las de s’étirer dans la chaude langueur, poursuivit les nymphes en fuite dans les clairières.

L’œuvre de Debussy a été la seule à posséder un tel pouvoir d’évocation et de suggestion et à nous atteindre sans truchement au plus secret de nous-mêmes. Le temps la mutilera sans nul doute; ne renferme-t-elle pas comme toute autre des éléments périssables? Déjà les derniers venus s’en détournent avec sagacité se souvenant que Mme Loth fut métamorphosée en statue pour avoir regardé derrière elle et que le phénix ne ressuscite que de ses cendres mais il y a maintenant au bout de la longue chaîne tintante un chaînon d’un métal sans alliage qu’on ne trouve que dans le sol de France, un chaînon qu’on ne saurait plus arracher. Pour rendre possible toute la musique aujourd’hui naissante, toute la musique à naître désormais, même ingrate et révoltée, il a fallu le doux holocauste initial et les mains libératrices de Mélisande.

2 avril 1918

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