Les chiens et les amis

Alphonse Karr
Il n’est pas très-prudent d’avoir raison trop tôt, ni d’avoir raison contre tout le monde. Cependant il arrive parfois que, après un espace de temps plus ou moins long, on voit une de ces vérités que l’on a tenues enfermées comme prématurées, et qui s’est échappée malgré vous, devenir un lieu commun, vulgaire. Il n’en est pas ainsi de ce que j’ai à dire à propos des chiens : il y a quelque quinze ans que j’ai, pour la première fois, soutenu ce que je vais soutenir aujourd’hui, et tout me porte à croire que je ne réussirai pas mieux que la première fois. Un des plus grands obstacles que j’aie trouvé dans ma vie a été lorsque j’ai eu à lutter contre des préjugés en faveur desquels il existe des phrases et des formules toutes faites, que les gens répètent comme ils les ont apprises, c’est-à-dire sans que ce soit le résultat de la réflexion, mais seulement parce que c’est facile à dire, pas fatigant à trouver, et que ça a assez bon air.

La position inattaquable des chiens tient à deux considérations.

La première est que certains philosophes, à certaines époques, voulant humilier l’homme en général ou quelque homme puissant en particulier, ont prêté aux chiens toutes les qualités et toutes les vertus que s’attribue injustement notre espèce, — à peu près comme Tacite, dans l’Histoire des Germains, par l’éloge un peu partial de ce peuple, a fait une satire indirecte et cependant violente des vices des Romains.

L’autre est que le chien a été déclaré “l’ami de l’homme”, et que cela répond à tout.

C’est une singulière révélation du caractère de l’homme que ce consentement unanime pour appeler le chien “son ami”. En effet, le chien obéit sans réflexions; — il se soumet aux caprices comme aux volontés sans distinction, et sans jamais avoir lui-même une volonté. — On le bat : loin de se défendre, il rampe aux pieds de son maître et lèche la main qui l’a frappé. C’est donc cela ce que l’homme demande dans un ami ? hélas ! oui : — écoutez les plaintes que les amis font l’un de l’autre, et vous verrez que, sans oser précisément le dire, sans même quelquefois oser tout à fait le penser, c’est cette servilité dans le dévouement, cet enthousiasme dans la domesticité, que chacun a rêvé en demandant au ciel de trouver un véritable ami.

Cela n’est pas un paradoxe : puisque le chien est l’emblème de l’amitié, de l’avis de tout le monde, il est clair, il est évident que c’est à proportion qu’un homme se rapprochera de ce type qu’il passera pour mériter la qualification d’ami véritable et sincère. Aussi l’amitié est-elle féconde en désappointements et en récriminations, chacun demandant aux autres de l’or pur et sans alliage contre un billon quelconque, — de sorte que le plus souvent, sauf deux cas, c'est-à-dire si l’un des deux amis est de la nature du chien, ou porte la domesticité jusqu’à la noblesse et l’héroïsme, ou si deux hommes votent dans l’amitié une alliance offensive et défensive, qui fait que chacun réunit la force de deux hommes dans toutes les circonstances de la vie, sauf dans ces deux cas, entre deux amis, il n’en est qu’un qui soit l’ami de l’autre. Chacun veut avoir un ami, mais personne ne s’occupe d’en être un.

Personne plus que moi n’a le droit de dire la vérité aux chiens. J’ai appartenu pendant dix années à un très-beau chien de Terre-Neuve ; entre nous, les relations ordinaires étaient renversées : j’étais soumis, humble, fidèle comme un chien; il était capricieux, bizarre, injuste, ingrat comme un homme. C’était moi qui étais son ami. Eh bien ! après une liaison de dix ans, il a entrepris par deux fois de me dévorer, et m’a forcé à résumer ainsi notre amitié : 1° les chiens ne valent pas mieux que les hommes; 2° mon chien m’aimait comme on aime le bifteck.

Ce sentiment, qui n’est pas si noble qu’il en a l’air au premier abord, et qui fait que le plus misérable mendiant veut avoir aussi quelqu’un qu’il puisse rebuter, maltraiter injustement ; — que l’homme qui demande son pain veut avoir aussi son parasite, ce sentiment a fini par amener un danger non-seulement véritable, mais encore horrible.

Le nombre des maux auxquels l’homme est exposé forme facilement une liste d’une honnête dimension et d’une suffisante variété. — Eh bien ! dans cette liste, il n’en est pas un qui puisse entrer en comparaison avec le danger de devenir enragé, et ce danger n’existe pour vous que par les chiens et leur prodigieuse multiplication.

Supposez, inventez, fabriquez un ami, ornez-le de toutes les vertus lucratives et commodes dont vous revêtez volontiers le rêve d’un ami; imaginez-le dévoué jusqu’au crime, riche et généreux jusqu’à la folie.

Formez dans votre imagination la plus charmante femme que vous ayez vue dans vos rêves de vingt ans; douez-la comme fut douée Pandore ou comme le furent les princesses des contes de fées, dont la beauté, plus éblouissante que le soleil, n’est qu’une des moindres qualités.

Puis ajoutez au tableau que vous vous ferez de toutes les félicités qu’engendrerait pour vous la possession d’un pareil ami et d’une semblable femme le petit détail que voici :

— Mon ami est riche comme Crésus, mais sa fortune est à moi; il est fort comme Hercule, brave comme Achille, et c’est à mon bénéfice seulement qu’il se sert de sa force et de sa bravoure; — il n’a envie de rien, si ce n’est pour moi; me voir heureux lui sert de bonheur; tout le reste lui est indifférent.

Ma maîtresse est belle comme Vénus; elle voudrait l’être davantage pour augmenter mes plaisirs ; elle voudrait ne pas exister aux yeux des autres hommes; elle consentirait à être laide à tous les regards : — la plus sincère admiration ne ferait que la chagriner ; — elle craindrait qu’on lui prît d’elle-même, par un désir, par un rêve; — elle voudrait se réserver à moi tout entière et au-delà ; — elle a de l’esprit, et dédaigne de parler devant les autres ; — elle est fidèle, et elle n’en sait rien : elle sait seulement qu’elle m’aime, — j’allais dire uniquement; cela ne serait pas juste — elle ignore qu’il y a d’autres hommes que l’on puisse aimer.

Mais...

Mon ami est sujet à une lubie ; il serait possible qu’un jour, sans raison, sans prétexte, il me brûlât la cervelle : — c’est une maladie de famille.

Ma maîtresse a un inconvénient : elle pourrait bien, sans que je lui eusse donné aucun sujet de plainte, verser un peu d’acide hydrocyanique dans le vin de Champagne que je boirais en soupant avec elle — elle tient cela de sa race.

Je suppose que vous vous sentiriez singulièrement refroidi à l’égard des félicités que vous promettaient d’abord ces deux êtres dévoués, et que vous offririez volontiers un rabais sur quelqu’une des perfections qui vous enchantent en eux, en échange de la lubie du premier et des inconvénients de la seconde, et que, faute de pouvoir faire cette transaction, vous renonceriez aisément à l’amitié de l’ami et à l’amour de l’amante.

Qu’est-ce, cependant, que d’avoir la tête cassée par une balle ou le sang coagulé par le poison, en comparaison de l’épouvantable chance de devenir ENRAGÉ ? Je ne vous ferai pas ici une description de la rage.

Il suffit que votre chien soit rencontré dans la campagne, dans la rue, par un chien enragé, pour qu’il vous morde lui-même, malgré son affection pour vous, malgré lui, — et pour qu’à votre tour, furieux, insensé, écumant, changé en bête féroce, vous soyez prêt à mordre et à déchirer avec les dents votre femme, vos enfants, vos amis, et à leur communiquer à leur tour cette horrible maladie, — état si épouvantable, que pendant longtemps, on ne s’est fait aucun scrupule d’étouffer entre deux matelas les malheureux atteints de la rage.

Chaque jour, à chaque instant, vous courez ce danger, soit de la part de votre chien, soit de la part du premier chien auprès duquel vous passez.

En raisonnant rigoureusement, chaque matin il vous est impossible de dire : “ Certainement je ne serai pas enragé ce soir. ”

Vous n’avez jamais une certitude mathématique que vous ne rencontrerez pas dans la rue où vous entrez un chien qui va vous communiquer la rage, cette maladie contre laquelle il n’y a pas de remède. Votre femme, qui sort avec vos enfants, court cette chance à chaque pas qu’elle fait dehors.

Certes vous auriez peur si vous saviez qu’un lion ou un tigre s’est échappé des cages du Jardin des Plantes et se promène dans Paris, — et cependant, qu’est-ce que le danger que vous feraient courir ces animaux en comparaison de celui auquel vous expose la rencontre d’un chien enragé ? Si vous devez être tué par eux, vous échapperez à cette démence furieuse, à ces convulsions terribles, à cette métamorphose en bête féroce écumant d’une bave contagieuse, qui précèdent la mort de l’homme mordu par un chien enragé.

Mais contre le tigre, contre le lion, avec du courage, du sang-froid, des armes éprouvées, vous pouvez vous défendre; vous pouvez être blessé par leurs ongles, par leurs dents, et, si vous êtes vainqueur, si vous êtes seulement secouru, il est à peu près sûr que la médecine vous guérira.

Mais, attaqué par un chien enragé, aux prises avec lui, — une armée de cent mille hommes ne peut rien pour vous; adresse, courage, tout est inutile; vous êtes vainqueur, vous tuez l’animal ; mais, si ses dents vous ont effleuré l’épiderme, si sa bave a touché votre chair écorchée, vous êtes perdu : — la médecine, la science, les soins, ne peuvent rien pour vous, — Autrefois on vous étouffait entre deux matelas; — aujourd’hui on ne vous étouffe plus : — on vous laisse mourir; on n’a rien trouvé de plus ni de mieux.

Et c’est ce danger, le plus grand, le plus effrayant, le plus irrémédiable auquel l’homme soit exposé, que l’on brave tous les jours, non par courage, car il n’y a pas de courage qui ne faiblirait, mais par insouciance, parce qu’on n’y pense pas.

Cependant un grand nombre de personnes chaque année meurent enragées. Vous n’avez, je le répète, aucune certitude que ce ne sera pas votre tour aujourd’hui, dans une heure.

Personne ne nie ce danger. Chaque année, les journaux en racontent de nombreux exemples; chaque année, la police affiche des avertissements assez mous, des prohibitions assez indifférentes; elle prend des mesures insuffisantes par elles-mêmes, dont l’exécution est faite avec négligence ; mais enfin cela constate qu’il ne s’agit pas d’un rêve, d’un conte en l’air. Tout le monde est d’accord que la rage se déclare spontanément chez le chien ; — qu’un chien enragé peut mordre vingt autres chiens dans une heure ; — que chacun de ces chiens peut devenir enragé et mordre tous les hommes qu’il rencontrera ; que ces hommes deviendront enragés à leur tour, baveront, écumeront, mordront et périront objet de pitié et d’horreur pour leurs amis et leur famille. — Tout le monde est d’accord que la seule chance de salut est dans l’application d’un fer rouge sur la morsure ; — que rien n’est certain contre la rage ; — qu’autrefois on étouffait les hommes mordus; qu’aujourd’hui on ne les étouffe plus, — et que c’est tout le chemin que la science a fait.

Eh bien ! par un singulier aveuglement, on a l’air de ne pas croire à l’hydrophobie, on ne prend contre elle aucune précaution sérieusement efficace, — ou ceux qui lisent les affiches que la police fait apposer au commencement de chaque été ont plus peur de l’idée du fer rouge à appliquer sur la morsure d’un chien enragé qu’ils n’ont peur de la rage elle-même : — cette image est si horrible, que l’esprit ne la saisit, ne la conçoit pas. — C’est un phénomène de l’esprit humain dont on voit des exemples dans certaines questions ardues, — telles que l’éternité — cela ne fait pas d’effet, c’est trop grand, ça n’entre pas dans l’esprit de l’homme.

Il est évident que chacun s’inquiète davantage et prend plus de soins s’il redoute qu’il y ait des puces ou des punaises dans sa maison, qu’il ne prend de précautions contre les chances d’être mordu par un chien enragé.

Je parlais tout à l’heure de l’insuffisance des précautions de routine que prend la police, précautions toujours les mêmes, rédigées dans les mêmes termes, sous tous les ministères, sous tous les gouvernements et toujours inefficaces.

Les voici :

“ On jette dans les rues des boulettes empoisonnées. ”

Qui vous assure de la fidélité de vos agents ? de la probité de vos fournisseurs ? du nombre de boulettes jetées et de la force de leur préparation ? Combien sont balayées et emportées dans les tombereaux des boueurs aussitôt jetées ?

De plus, un des premiers symptômes de la rage est que l’animal qui en est atteint ne mange plus : donc, en supposant ces boulettes suffisamment nombreuses, suffisamment empoisonnées, les chiens enragés sont exceptés des précautions que l’on prend contre la rage des chiens.

Accessoirement on ordonne de museler les chiens, — mais on ne les muselle pas.

On annonce qu’on tuera les chiens errants : — on en tue quelques-uns, — je le crois, je le sais ; — mais pourquoi quelques-uns ?

Il y a à Paris certains endroits où les chiens paraissent se donner rendez-vous, comme font les hommes à la Bourse : — le Louvre, par exemple, et la place de la Concorde. — Les causes de ces réunions, je les ignore, mais je ne suis pas le seul à les avoir remarquées. Eh bien ! après les exécutions de la police, passez le matin par un de ces endroits, et vous verrez combien peu diminue le nombre des chiens errants.

Si j’étais préfet de police, — je voudrais renoncer à ces affiches banales que tout le monde sait par cœur et auxquelles personne ne fait attention.

Je ne suis pas partisan de l’impôt sur les chiens, si l’on peut remédier au mal autrement — il est toujours triste de voir l’argent étendre ses privilèges; — les pauvres n’oublient pas si souvent qu’ils sont pauvres, qu’il soit bien urgent de le leur rappeler.

Mais que l’on essaye de ce moyen bien simple — une affiche annonce que tout chien, en toute saison, qui sera rencontré sur la voie publique sans être muselé et sans porter sur son collier le nom et l’adresse de son maître, sera immédiatement abattu; — on donnera à tous les possesseurs de chiens dix jours pour se mettre en règle.

Les dix jours écoulés — on tue non-seulement tous les chiens errants, mais encore, et sans exception et sans délais, tout chien rencontré sans collier et sans muselière. Cet exemple est suivi dans toutes les villes de France et dans toutes les communes rurales. — Aucune exception n’est admise, aucune indulgence, aucune mollesse n’est apportée dans l’exécution de cet ordre.

On ne me fera pas croire que cela ne se peut pas. — On ne me fera pas croire même que cela soit difficile. Il n’y a pas besoin de prouver que cela est efficace, et que cela seul peut l’être.

Cette exécution faite, l’ordonnance sur les chiens serait maintenue, c’est-à-dire que tout chien sans collier et sans muselière serait à perpétuité abattu. De plus, le maître de tout chien qui deviendrait enragé serait condamné à la prison et à une forte amende si, dès les premiers symptômes de la maladie, il n’avait demandé l’avis d’un vétérinaire juré.

En quinze jours, on serait arrivé à ce résultat qu’on ne rencontrerait pas plus de chiens sans muselière qu’on ne rencontre d’ours libres dans les rues.

Pour ce qui est des réclamations des chasseurs, le chien chassant serait libre; le collier seul serait obligatoire; mais il devrait porter la muselière avant et après la chasse, c’est-à-dire sur les routes et dans les chemins. — Un chien enragé ne chasse pas.

Je suis parfaitement convaincu qu’il dépend de l’autorité de rendre la rage un accident excessivement rare et presque problématique.

Je ne vois aucune raison à donner pour ne le pas faire.

Il y a des gens qui vont dire : “ Voilà un homme qui a bien peur ! ”

Pas si peur que vous qui n’osez pas regarder le danger en face.

J’ai vu souvent des personnes ayant à faire le soir une route réputée dangereuse refuser de prendre des armes et plaisanter le voyageur qui se mettait en état de défense en lui reprochant d’avoir peur.

Cependant, si le danger prévu et possible se réalise, le voyageur qui avait peur, qui s’est armé, se bat et se défend.

Ceux qui n’avaient pas peur sont assommés, dépouillés, essayent de se sauver, demandent grâce ou crient à la garde !

J’avoue que j’ai extrêmement peur des chiens enragés et de la rage.

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