Biographie de Talleyrand: 2. Le Consulat et l'Empire

Jean-Baptiste Honoré Raymond Capefigue
Deuxième partie de la biographie de Talleyrand, par Jean-Baptiste Capefigue, publiée dans la Biographie Michaud (1849).
Biographie de Talleyrand, par Jean-Baptiste H. R. Capefigue

1. La Révolution (de 1754 à 1797)
2. Le Consulat et l'Empire (de 1797 à 1813)
3. La Restauration (de 1813 à 1834)
4. Les derniers années (de 1834 à 1838)


Deuxième partie

Au loin, il apercevait une solution plus puissante: jamais il n'avait oublié le général Bonaparte, et il le salua à son retour en France comme le centre d'une force qui pouvait centraliser toutes les ressources politiques: c'est assez dire qu'il prépara le coup d'État de St-Cloud. S'il ne reprit pas immédiatement le portefeuille des relations extérieures, confié d'abord à Reinhart (lourde spécialité allemande et son alter ego), c'est qu'il voulut laisser le terrain se raffermir pour donner ensuite une impulsion sérieuse à la diplomatie du consulat; le langage de ses dépêches se ressentit de ce changement, l'expression en fut polie, comme dans tous les actes du département des affaires étrangères sous l'ancien régime. Le Premier consul voulait la paix, et son ministre se rendit partout l'interprète de ce sentiment pacifique.

Belle époque au reste pour de Talleyrand! Il négocia partout avec bonheur: à Lunéville avec l'Empire, à Paris avec la Russie, à Amiens avec l'Angleterre, et ce dernier traité lui causa une joie pleine et entière, car il n'avait jamais perdu un moment son admiration sincère pour la nation anglaise et les hommes d'État du parti whig.

[Sa liaison avec Mme Grand]
Un des torts de Talleyrand, à cette époque si brillante pour lui, ce fut de donner une publicité scandaleuse à sa liaison avec madame Grand, rare et nonchalante beauté indienne, qu'il avait connue à Hambourg, et que M. Bellamy avait conduite à Paris pour la mêler à des intrigues financières. De Talleyrand, au temps du directoire. avait réclamé pour elle la
protection de Barras, et l'avait publiquement sollicité de lui rendre la liberté. On inséra dans les journaux un petit billet de Talleyrand écrit à Barras; on en a depuis nié l'authenticité; il est impossible pourtant que personne ait imité ce ton, cette désinvolture du grand seigneur, le vieil ami de Lauzun écrivant à un gentilhomme roué, à Barras, sur une affaire galante:
    Citoyen directeur, on vient d'arrêter madame Grand comme conspiratrice: c'est la personne d'Eurrope la plus éloignée et la plus incapable de se mêler d'aucune affaire. C'est une Indienne, bien belle, bien paresseuse, la plus désoccupée de toutes les femmes que j'ai jamais reucuntrées. Je vous demande intérêt pour elle; je suis sûr qu'on ne lui trouvera pas l'ombre de prétexte pour ne pas terminer cette petite affaire, à laquelle je serais bien fâché qu'on mit de l'éclat. Je l'aime, et je vous atteste à vous, d'homme à homme, que de sa vie elle ne s'est mêlée et n'est en état de se mêler d'aucune affaire. C'est une véritable Indienne, et vous savez à quel degré cette espèce de femmes est loin de toute intrigue. Salut et attachement. C.-M. Talleyrand.

De Talleyrand s'était fort épris de madame Grand; au temps des faciles amours du Directoire, il l'avait installée dans son hôtel; elle tenait sa maison comme d'autres beautés célèbres tenaient celle de Barras. Le Premier ponsul, avec ses mœurs plus sévères, ne pouvait longtemps permettre un tel scandale, et bientôt une circonstance solennelle dune l'occasion de légitimer la liaison amoureuse de Talleyrand, et de madame Grand: on allait signer le concordat avec le pape.
[Le Concordat]
Une des premières questions soumises au prolégat, lorsqu'il vint à Paris pour négocier le concordat, fut celle de la situation irrégulière faite a une partie du clergé français, signataire de la constitution civile de 1791 et excommunié par le pape Pie VI; quelques-uns de ces prélats s'étaient mariés, d'autres formaient le petit groupe de l'Église constitutionnelle. Le légat se montra d'une extrême indulgence, et une simple pénitence suffit pour effacer l'excommunication. De Talleyrand n'exerçait plus les fonctions ecclésiastiques bien avant le Concordat, mais; d'après les lois de l'Église, le caractère de la prêtrise était indélébile et à l'autorité suprême du pape seule appartenait le droit du séculariser un clerc tonsuré et engagé dans les ordres. De Talleyrand en avait adressé l'humble prière au souverain pontife, et un bref lui accorda la sécularisation sollicitée avec insistance et soumission:
    À notre cher fils Charles-Maurice Talleyrand. — Nous avons touché de joie quand nous avons appris l'ardent désir que vous aviez de vous réconcilier avec nous et avec l'Église catholique. Ouvrant donc à votre égard les entrailles de notre charité paternelle, nous vous dégageons par la plénitude de notre puissance du lien de toutes les excommunications... Nous vous imposons, par suite de votre réconciliation avec nous et avec l'Église, des distributions d'aumônes pour le soulagement surtout des pauvres de l'Église d'Autun, que vous avez gouvernée... Nous vous accordons le pouvoir de porter l'habit séculier et de gérer toutes les affaires civiles, soit qu'il vous plaise de demeurer dans la charge que vous exercez maintenant, soit que vous passiez à d'autres, auxquels votre gouvernement pourrait vous appeler.

Le ministre prit ce bref comme point départ pour faire consacrer son mariage et madame Grand devint la citoyenne Talleyrand. Elle était dans l'éclat de sa beauté, toujours d'une indicible paresse d'esprit et de corps. Les railleurs disaient qu'elle était sans esprit, sans instruction; ou faisait mille mots sur elle; les Tallemant des Réaux de ce temps racontaient les balourdises de la citoyenne Talleyrand, souvent inventées par l'esprit d'opposition, et il fut dit «que dans un allons dîner officiel. M. Denon fut placé à la droite de madame Talleyraud; le ministre avait prévenu sa femme que M. Denon avait beaucoup voyagé; la citoyenne Talleyrand, s'imaginant que M. Denon n'était rien moins que Robinson Crusoé, lui demanda des nouvelles de Vendredi et de son perroquet». Nous rapportons cette anecdote moins comme vraie, que pour constater la petite opposition que le faubourg St-Germain surtout faisait à de Talleyrand et à son nouvel hyménée.

[Le Consultat]
Le Consulat fut une époque de luttes violentes entre les partis. Chacun de ces partis avait la conscience qu'il allait naître un pouvoir fort, capable de les contenir, de les réprimer tous; de là cette suite de conjurations préparées contre le Premier consul. Les Jacobins n'étaient pas essentiellement ennemis de la dictature; ils auraient tout accepté, même la hache proconsulaire, pourvu qu'elle fût dirigée contre les royalistes. Ceux-ci eux-mêmes s'étaient divisés dans la lutte: les uns conjuraient tout haut, hardiment, avec George Cadoudal; les autres entouraient le Premier consul pour l'entraîner à un rôle historique un peu usé, celui de Monck dans la restauration des Stuarts, sans remarquer que Monck était un génie médiocre, sans initiative, qui finissait sa vie politique, tandis que le Premier consul commençait la sienne, taillée à l'antique dans l'histoire des Césars. Néanmoins ces bruits de restauration avaient une sorte de retentissement au moment où l'on songeait à l'empire. Les Jacobins consentaient bien à l'élévation de Napoléon, mais ce qu'ils voulaient éviter à tout prix, c'est qu'il ne fût tenté de se rapprocher de la famille des Bourbons: ils étaient si compromis avec elle! régicides, acquéreurs de domaines nationaux. gentilshommes parjurés, prêtres apostats! Il fallait donc que, par une résolution inflexible, le Premier consul mit une barrière infranchissable entre lui et les Bourbons et, pour arrive à ce but politique, les cirsconstances ne manquaient pas.

[L'affaire du duc d'Enghien]
La famille royale exilée s'était mêlée à des complots avec George, Pichegru. Dans les temps de vive foi politique les complots ne manquent pas; les lois rendues contre les émigrés étaient inflexibles; si donc on avait saisi le comte d'Artois, les ducs d'Angouléme et de Berry, en Normandie, en Bretagne, on n'aurait pas hésité d'appliquer la loi. L'empereur Napoléon n'a rien déguisé sur la catastrophe du duc d'Enghien, il l'a avouée et a cherché à la justifier. Mais le duc d'Enghien n'avait pas violé la loi; il était sur le territoire neutre, dans le grand-duché de Bade. La part que prit de Talleyrand à cette violence est constatée par une pièce authentique: la note adressée au baron d'Edesheim, ministre du grand-duché de Bade, signée par de Talleyrand, remise par de Caulaincourt; elle était conçue en ces termes:
    Monsieur le baron, je vous ai envoyé une note dont le contenu tendait à requérir l'arrestation du comité d'émigrés français siégeant à Offenbourg, lorsque le Premier consul, par l'arrestation successive des brigands envoyés en France par le gouvernement anglais, comme par la marche et le résultat des procès qui sort instruits ici, eut connaissance de toute la part que les agents à Offenbourg avaient aux terribles complots tramés contre se personne et contre la sûreté de la France. Il a appris de même que le duc d'Enghien et le général Dumouriez se trouvaient à Ettenheim, et, comme il est impossible qu'ils se trouvent en cette ville sans la permission de Son Altesse Electorale, le Premier consul n'a pu voir sans la plus profonde douleur qu'un prince, auquel il lui avait plu de faire éprouver les effets les plus signalés de son amitié avec la France, pût donner un asile à ses ennemis les plus cruels et laissât ourdir tranquillement des conspirations aussi évidentes. En cette occasion si extraordinaire, le Premier consul a cru devoir donner à deux petits détachements l'ordre de se rendre à Offenbourg et à Ettenheim, pour y saisir les instigateurs d'un crime qui, par sa nature, met hors du droit des gens tous ceux qui manifestement y ont pris part. C'est le général Caulaincourt qui, à cet égard, est chargé des ordres du Premier consul. Vous ne pouvez pas douter qu'en les exécutant il n'observe tous les égards que Son Altesse peut désirer. Il aura l'honneur de remettre à Votre Excellence la lettre que je suis chargé de lui écrire. — Signé, Charles-Maurice Talleyrand

En vertu de cette lettre, de Caulaincourt put exécuter les ordres du Premier consul: on en sait les funestes résultats. Dans une circonstance solennelle, sous la Restauration (1838), chacun des acteurs de ce drame fut obligé de s'expliquer, de Talleyrand comme d'autres. Napoléon seul a eu le courage d'en prendre la responsabilité historique, et, dans un de ses codicilles, il a déclaré que ce qu'il avait fat était juste et légitime. De Talleyrand doit avoir sa part de responsabilité; il pratiquait cette politique du but, avec laquelle on arrive à cette fatale conclusion, «que la mort d'un innocent peut se justifier, quand la politique d'État la commande»; terrible axiome qui se retrempe dans le sang.

[L'Empire]
Une fois ce gage donné à la Révolution et à ses intérêts acquis, il n'y eut plus d'obstacles à l'établissement d'un pouvoir héréditaire et l'Empire fut proclamé. De Talleyrand garda le portefeuille des relations extérieures et reçu dignité de grand chambellan, une des plus hautes situations du nouvel établissement politique: les dignités carlovingienues étaient rétablies autour du nouveau Charlemagne. Pour donner une sanction religieuse à sou pouvoir, l'empereur voulut se faire sacrer parle souverain pontife. Le pape Pie VII vint à Paris. Nouvelle épreuve pour l'ancien évêque d'Autun! Il la subit et la dirige avec son intelligence accoutumée. On ne pouvait mettre plus de grâce, plus d'esprit, plus de dignité que n'en apportait de Talleyrand dans la vie politique et privée; il parlait peu, avec un sens exquis, disant à propos tout ce qu'il fallait avec précision et politesse; il définissait une situation par un mot; il terminait un débat par une phrase; il avait vu tant d'événements, tant d'hommes et tant de passions qu'il ne pouvait s'émouvoir de peu; il s'était accoutumé à opposer une figure impassible aux emportements, aux colères qui éclataient autour de lui, il savait répondre un mot charmant quand on semblait lui faire un reproche, et il en avait besoin avec Napoléon, le plus emporté et souvent le plus mordant des interlocuteurs. Un jour, Napoléon lui adressa brusquement ce reproche: «On dit, M. de Talleyrand, que vous êtes fort riche, vous avez joué à la Bourse avec bonheur. — Oui, Sire, répondit-il, j'ai acheté des fonds consolidés la veille du 18 brumaire.»

La bourse avait toujours été la passion de Talleyrand; depuis de Calonne, il avait des dépôts d'argent à Amsterdam. à Hambourg, à Londres même; souvent malheureux dans ses spéculations, ses prévisions les plus réfléchies furent plus d'une fois trompées. Ainsi, il avait acheté pour plusieurs millions de consolidés quelques jours avant la signature des préliminaires de la paix d'Amiens, dans la pensée que les fonds monteraient de 5 à 6 francs; le contraire arriva, par nous ne savons quelle cause de change et de commerce, de Talleyrand perdit deux millions; plusieurs fois il se trouva compromis, comme son ami le duc de Dalberg, par la faillite de maisons de banque qu'il avait commanditées.

[Talleyrand, prince de Bénévent]
Durant le séjour de Pie VII à Paris, le ministre fut toujours parfaitement accueilli, mais le souverain pontife ne voulut jamais revonnaître à madame Grand le titre de femme légitime; le bref qu'il avait accordé pour sa sécularisatlon ne donnait pas à d Talleyrand la faculté du mariage, les canons de l'Église sur le célibat des prêtres en faisait une loi expresse que le pape ne pouvait violer. Pie VII n'appela jamais madame de Talleyrand que cette dame, questa donna, et il la confondait avec la foule des fidèles qui venait assister à sa bénédiction. L'empereur, pour le consoler ou peut-être comme une épigramme, revêtit de Talleyrand de la principauté de Bénévent, dans les États du Saint-Siége:
    Voulant donner à notre Grand chambellan un témoignage de notre bienveillance pour les services qu'il a rendus à notre couronne, nous avons résolu de lui transférer, comme en effet nous lui transférons par les présentes, la principauté de Bénévent, pour la posséder en toute propriété et souveraineté, et comme fief immédiat de notre couronne. Nous entendons qu'il transmettra ladite principauté à ses enfants mâles, légitimes et naturels, par ordre de primogéniture, nous réservant, si sa descendance masculine naturelle et légitime venait à s'éteindre, ce que Dieu ne veuille! de transmettre ladite propriété, aux mêmes titres et charges, à notre choix et ainsi que nous le croirons convenable pour le bien de notre couronne. Notre Grand chambellan prêtera en nos mains, et en sadite qualité de prince de Bénévent, le serment de nous servir en bon et loyal sujet; le même serment sera prêté à chaque vacance par ses successeurs. Donné en notre palais de St-Cloud, le 5 juin 1806. — Signé, Napoléon.

Désormais de Talleyrand porta le titre de prince de Bénévent dans ses actes, dans ses dépêches; ses armes furent surmontées, de la couronne princière; le blason des princes de Chalais était déjà transformé par la commission des sceaux, car ce fut une chose assez bizarre dans la science héraldique de l'empire que le changement des titres de noblesse et des anciennes armoiries. Ainsi les ducs de Montesquiou, de Montmorency, de la Rochefoucauld, vieux pairs de l'ancienne monarchie, ne furent plus que comtes ou barons de l'empire et recevaient un échiquier de fantaisie. Louis XVIII, à son retour, ne comprenait pas ce changement, et il ne pardonnait pas à l'ancienne noblesse cette défection aux antiques émaux.

[La ligue du Rhin]
Les années 1805 et 1806 furent splendides pour Napoléon, empereur des Français, roi d'Italie; l'Espagne, tributaire, obéissait à ses moindres volontés. Pour compléter la carte carlovingienne, il ne restait plus qu'à constituer le vasselage de l'Allemagne, et de Talleyrand fut chargé de préparer les éléments de la confédération du Rhin: la Bavière, Bade, le Wurtemberg devaient former les premières bases de l'association germanique. Les négociations commencèrent, et, dans cette œuvre, de Talleyrand fut parfaitement secondé par le jeune neveu du prince primat, le duc de Dalberg, d'une causerie piquante, spirituelle, et qui devint depuis l'ami intime de Talleyrand et l'un des plus sûrs confidents de ses pensées. La formation de la ligue du Rhin fut conduite avec une admirable habileté. Napoléon n'avait pas assez de souplesse pour suivre les affaires difficiles, il était trop impératif, trop absolu; les impériales paroles du maître, Talleyrand avait l'art de les adoucir, de les façonner pour arriver à un résultat. En 1805, l'Autriche s'était brusquement décidée à la guerre, tandis que l'armée française saluait ses aigles à Boulogne pour une expédition d'Angleterre; le but du cabinet de Vienne en marchant si vite, si hardiment, c'était d'envahir la Bavière et le Wurtemberg, pour les décider à se joindre aux armées allemandes contre Napoléon.

La diplomatie habile de Talleyrand empêcha cette coalition; doucement endormis par de brillantes promesses, la Bavière, le Wurtemberg restèrent fidèles à l'alliance française et joignirent même leurs forces aux armées de Napoléon; de là, les capitulations d'Ulm, de Ratisbonne et enfin la victoire d'Austerlitz. Talleyrand sut retenir la Prusse dans la neutralité et caresser les appétits ambitieux des princes allemands. Tout plein d'un zèle infatigable, il ne quitta pas le quartier général de Napoléon; accoutumé aux grâces et aux douces caresses du luxe, de Talleyrand fut souvent obligé de voyager en chaise de poste militaire, au milieu des champs de bataille fétides, couverts de morts. On peut lire, dans sa correspondance avec le digne et laborieux d'Hauterive, toutes les fatigues de ce service autour de l'empereur: aussi manifeste-t-il un vif désir de la paix. De Talleyrand expose à d'Hauterive ses idées sur la réorganisation de l'Allemagne et ses formules sur la réorganisation des noblesses médiates et immédiates et des grands fiefs carlovingiens. En véritable bénédictin diplomatique, d'Hauterive recherchait, rédigeait, envoyait les projets écrits avec une netteté remarquable et une intelligence profonde de l'esprit de l'empereur. La confédération du Rhin fut pour ainsi dire son ouvrage; définitivement organisée après la campagne de Prusse, elle donna une force immense à Napoléon. ce temps fut l'apogée de la diplomatie française, et ce qu'il faut remarquer, c'est que tous ces grands actes qui remaniaient l'Europe étaient accomplis par des moyens faciles, sans ostentation et sans embarras. A l'époque actuelle, où la diplomatie se résume en tant de manifestations pour obtenir de si petits résultats, on ne peut se taire une idée de la modestie des bureaux du ministère des relations extérieures sous de Talleyrand.

[Le cabinet du ministre de Talleyrand]
L'ancien hôtel Gallifet, rue de Bac, devenu propriété nationale, avait été, en 1805, attribué au département des relations extérieures. Sur le devant était la division des fonds, dirigée par Besson; la division du Midi avait pour chef d'Hauterive, sourcils noirs et épais, le plus rude des hommes inoffensifs; puis Durand de Mareuil, d'une élégance parfaite, avait la direction des affaires du Nord, aidé de son jeune frère, André de Mareuil. Dans l'angle gauche de la cour d'honneur, au pied d'un escalier intime, se trouvait le cabinet particulier du ministre, composé de deux petites pièces sans aucun luxe: la simplicité régnait partout. De Talleyrand ne recevait que très-rarement en audience et pour des affaires importantes; auprès de lui était son secrétaire, Osmond, savant bibliothécaire, qui avait toute la confiance du ministre; et de ce cabinet modeste sortaient les dépêches les plus importantes, les vastes projets diplomatiques qui embrassaient l'Europe entière. Lorsque de Talleyrand avait des notes particulières à dicter, il faisait appeler Bourjot, Rœderer ou Villemarest, tous jeunes et ardents, d'une rédaction élégante et facile. De Talleyrand leur témoignait une affection véritable; toujours ils étaient invités à ses bals, à ses soirées, et, de temps à autre, après de longs et difficultueux travaux, de Talleyrand, avec une grâce charmante, leur disait: «Je crois que vous devriez faire une petite visite à Besson;» cela voulait dire qu'il y avait une gratification calculée d'une manière attrayante. Autour du ministre étaient ses amis, ou plutôt ses agents de confiance, Montrond, de Ste-Foix, Casenove, Roux de Laborie, admis à toute heure dans son cabinet intime. Vers la droite de la cour d'honneur, et toujours dans la partie principale de l'hôtel habité par de Talleyrand, se trouvaient la division des consulats, dirigée par Hermann; le bureau des chiffres, confié à Champy; enfin, les bureaux de la rédaction du journal anglais l'Argus, que dirigeait Olivier Goldsmith, depuis pamphlétaire au service de l'Angleterre. À cet hôtel des affaires étrangères on avait joint plus tard l'hôtel Maurepas, destiné aux archives; Caillard en était l'archiviste-conservateur; avec lui étaient le savant géographe Barbier, du Bocage et Tessier, qui occupait cette place depuis le ministère Choiseul. Auprès d'eux travaillaient plusieurs jeunes élèves que le premier consul avait remarqués au Prytanée et qù il avait attachés aux affaires étrangères.

Ainsi étaient les simples bureaux où se préparait la grande diplomatie de l'empire. il y régnait une politesse facile, une grâce parfaite pour les étranger, pour les visiteurs. On reconnut longtemps dans le monde les élèves de l'école de Talleyrand; ce n'était qu'un vernis si l'on veut, mais le monde se mène par les formes; il n'y a que les vaniteux des fortunes nouvelles qui prennent l'insolence pour la supériorité. De Talleyrand eut plus d'une fois à lutter contre la rudesse soldatesque des héros du premier empire; il le fit toujours avec bon goût et convenance, de manière à reprendre et à contenir tous ces militaire qui ne savaient pas être virils. Ceux-ci quelquefois définissaient avec des emportements grossiers la figure impassible de l'élégance immobile de Talleyrand. Nous ne publierons pas ces mots, qui furent souvent des médisances: une biographie n'est pas un ana, et d'ailleurs beaucoup sont inventés ou prété. De Talleyrand avait un grand art de causerie, quelquefois même de caquetage; il ne s'enveloppait pas de mystères, il disait ce qui pouvait étre répété et gardait ce qu'il fallait cacher. Tous les employés supérieurs étaient faciles à aborder; les archives, au point de vue historique, étaient aisément ouvertes, et Fox avait eu dans les mains toutes les dépêches relatives aux Stuarts.

[La guerre d'Espagne]
Ici se présente un épisode fort délicat dans la vie du prince de Bénévent. Eut-il une part active à la résolution que prit le cabinet de St-Cloud, de placer sur le trône d'Espagne un membre de la famille de Napoléon, afin de lier définitivement la Péninsule à la France? De Talleyrand mettait un grand prix à nier toute participation aux intrigues de Bayonne. Comme les affaires d'Espagne ne furent pas heureuses et qu'elles marquèrent la décadence de l'empire, de Talleyrand voulait constater ses prévoyances et tracer la ligne de démarcation qui l'avait séparé du système conquérant.

D'abord il serait difficile de croire que le ministre des relations extérieures fût resté étranger à une résolution si importante, traditionnelle imitation de la politique de Louis XIV. Il était assurément d'une bonne diplomatie de lier par un pacte de famille toutes les forces du midi de l'Europe. De Talleyrand n'avait pas besoin de désavouer une résolution parfaitement logique; il savait qu'en 1807, lors de la campagne de Prusse, l'Espagne, sur une proclamation de Charles IV, s'était levée en masse pour une guerre dont la pensée était sa haine pour la France. Quant aux détestables moyens employés par Napoléon contre la famille de Bourbon et le noble peuple espagnol, ils appartenaient à sa police militaire. Nous ne croyons pas à la démission de Talleyrand à la suite de son opposition à la guerre d'Espagne; il était si peu en disgrâce qu'il accompagna Napoléon à Erfurth. L'empereur savait les formes séduisantes du ministre et combien il l'aiderait dans le prestige qu'il voulait exercer sur Alexandre. Les questions agitées à Erfurth étaient gigantesques, et l'esprit pratique de Talleyrand dut les reléguer quelquefois dans les contes des mille et une nuits de la diplomatie. On doit rattacher à son influence la démarche commune des deux souverains auprès de l'Angleterre, afin d'appeler la réunion d'un congrès et la paix. Il était difficile de croire que l'Angleterre, acceptant les conditions proposées par les deux empereurs, entrerait dans leur idéalisme sur la création des deux empires d'Occident et d'Orient: il faut toujours des rêves aux imaginations brillantes et aux ambitions démesurées. Les causeries d'Erfurth étaient comme une broderie byzantine cousue sur les manteaux des deux empereurs.

La confiance, l'amitié même que lui avait témoignée l'empereur Alexandre, engagea de Talleyrand à une démarche toute personnelle. Il aimait tendrement, comme il disaiti avec un orgueil aristocratique, sa maison: il n'avait que deux neveux sur lesquels se reportaient sa tendresse, son espérance; l'aîné venait de mourir d'épuisement et de fatigue dans une mission de contiance que Napoléon lui avait donnée; il ne restait que le comte Edmond de Périgord, auquel il pouvait transmettre son nom, sa fortune. Douloureusement affecté de la perte de l'aîné de ses neveux, de Talleyrand demande officiellement la jeune princesse Dorothée de Courlande pour le comte Edmond de Périgord, et, dans une conversation respectueuse, où il avait été question du mariage de l'empereur Napoléon, de Talleyrand ajoute:
    Sire, puisque Votre Majesté est dans de si heureuses dispositions matrimoniales, elle me permettra de lui demander une faveur. J'ai eu le malheur de perdre l'aîné de mes neveux, jeune homme d'espérance; il m'en reste un que je voudrais marier avantageusement, mais en France je dois y renoncer. L'empereur garde les riches héritières pour ses aides de camp. Votre Majesté a pour sujette une famille à laquelle mon plus grand désir serait de m'allier. La main de la princesse Dorothée de Courlande comblerait les vœux de mon neveu Edmond.

La duchesse de Courlande, mère de la comtesse Dorothée, n'était pas inconnue en France, de Talleyrand l'avait souvent vue dans la société russe toujours si brillante à Paris; esprit très-lettré, elle avait beaucoup lu et un peu écrit. Comme madame de Souza, si aimée de Talleyrand, elle avait été une de ces étoiles du Nord scintillantes dans la société française. Les ducs de Courlande, selon les uns, étaient de grande race, selon les autres, ils venaient de plus bas. Dans les palais il y a des écuries, et, selon le dire de la vieille noblesse courlandaise, Jean-Ernest Bühren (Biren était fils d'un paysan courtaudais et petit-fils d'un palefrenier de Jacques, duc de Courlande; les faveurs impériales. puis les disgrâces, puis les services avaient élevé Biren, et d'ailleurs fallait-il y regarder de si près quand l'empereur Napoléon lui-même était un héros de fortune, si brillant, si extraordinaire? La demande du prince de Bénévent pour son neveu Edmond de Périgord fut agréée par l'empereur Alexandre, qui présenta lut-même le jeune comte à la duchesse. Le mariage célébré, de Talleyrand, à cette occasion, reçut le cordon de l'ordre de St-André, distinction rarement accordée.

La jeune duchesse de Courlande devint comtesse Edmond de Périgord; elle prit un grand ascendant sur son oncle; par la distinction de ses manières, son esprit, ses formes charmantes, elle devint la grande dame du salon de Talleyrand. Au retour d'Erfurth, l'empereur Napoléon entra avec son plein orgueil dans le système de la monarchie universelle, il écoutait peu de conseils, son génie ne s'arrêtait devant aucun obstacle; dès lors la diplomatie tempérée de Talleyrand ne convenait plus à la situation et au caractère césarien de l'empereur. Le prince de Bénévent avait acquis une grande fortune dans cette haute carrière diplomatique, où chaque service a ses récompenses publiques et secrètes. Les chroniques, toujours exagérées, font monter à des sommes un peu fabuleuses ce qu'avait reçu Tellevrand du Portugal, de l'Espagne, des princes d'Allemagne. En 1808, il acheta le splendide hôtel de l'Infantado, rue St-Florentin, on dit, avec le seul produit de ses créances sur l'Espagne. L'empereur Napoléon loua soixante-quinze mille francs le château de Valençay, destiné comme séjour aux princes d'Espagne. Ce ne fut pas, comme on l'a dit, un châtiment railleur, mais une véritable affaire de location particulière. De Talleyrand aimait les affaires positives: ii se laissa trop souvent diriger par l'esprit de la spéculation. Nous ne croirons jamais au privilège qu'aurait l'homme d'État habile et même supérieur de fouler aux pieds les lois éternelles du devoir, autrement il faudrait prendre le genre humain en mépris. On a prêté au prince de Talleyrand des axiomes qu'il ne dut jamais prononcer et, par exemple, celui-et: «La parole a été donnée à l'homme pour cacher sa pensée», principe aussi faux que vulgaire, car mensonge n'a jamais été une force, une arme utile: la discrétion est une habileté, la fausseté un vice: on peut ne pas tout dire, mais ce qu'on dit doit être vrai, surtout dans la diplomatie sérieuse; un homme d'Etat doit rarement dire oui ,ou non, mais quand il affirme ou nie, sa parole doit être un acte. De Talleyrand se retira des altaires pour faire place à de Champagny, esprit honorable, mais sans initiative. Dans le nouveau système adopté par l'empereur, il fallait de ces natures faciles et obéissantes.

[L'Empire menacé]
Par la dignité de grand électeur qu'il reçut de Napoléon, Talleyrand ne restait pas tout à fait en dehors des affaires d'État: ainsi, il prit part au conseil prisé pour le divorce impérial, et quand il s'agit de choisir une haute fiancée pour le mariage, il préféra une archiduchesse autrichienne à une princesse russe, contrairement à ses opinions d'Erfurth. Élève de l'école de Choiseul, l'alliance de 1756 lui paraissait préférable; il voyait les forces de la Russie toujours s'accroître, il voulait grandir les États intermédiaires, éviter le heurtement prochain entre les empires d'Orient et d'Occident. De Talleyrand pressentait peut-être la triste campagne de 1812, qui réveilla en Prance les espérances diverses des partis. Un des côtés faibles et vulnérables du pouvoir absolu, c'est que chaque échec, grand ou petit, le met en question. On ne peut bâtir un vaste et solide édifice sur la pointe d'une épée: on doit reporter à l'année 1808 (après la capitulation de Bayleu, la convention de Cintra et le funeste échec du Danube) la naissance et le développement de l'esprit d'opposition en France contre Napoléon. On cessa de croire l'Empire invincible, l'opposition eut ses projets, on se parla d'abord à l'oreille, et, après la campagne de Moscou, ce fatal événement, le plus terrible des temps modernes, les langues se délièrent. Avec la marche des années on ne voit que la gloire, mais les rares contemporains qui survivent peuvent nous dire le triste état de la France: la conscription, coupe réglée du genre humain, le commerce anéanti, les grandes familles françaises décimées par de glorieuses morts dans cette longue traînée de sang sur la glace. Le génie de l'empereur avait encore admirablement organisé une belle armée, et de nouveaux prodiges avaient signalé la campagne de 1813. Le glas funèbre de Leipsick fut aussi lamentable que les funérailles de Moscou. L'opposition accusait l'empereur d'avoir deux fois délaissé son armée pour se réfugier aux Tuileries. Si les scènes de guerre ont leur côté grandiose aux yeux de la postérité, pour les contemporains elles étaient affreuses!

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