Les fils peintres de Camille Pissaro

Gustave Kahn
Critique d'une exposition consacrée à Camille Pissarro et à ses fils peintres.
Le plus souvent les fils des grands artistes choisissent, pour y briller, une profession tout à fait différente de celle de leurs pères. On en compte parmi les bons médecins et les audacieux constructeurs d'automobiles. La faute, si faute il y a, en est un peu aux pères qui n'épargnent pas aux fils les longs récits des graves difficultés de leur début et insistent sur la difficulté d'une carrière exceptionnelle, où il faut le don, ce que ne procure ni l'application ni l'étude, et où les médiocres sont plus malheureux que dans toute autre. La maison d'Eraguy où vivait Camille Pissarro eût pu s'appeler un temple de l'art, si le mot temple ne jurait pas avec cette sereine bonhomie qui animait Camille Pissarro. Camille Pissarro avait de nombreux admirateurs, mais il ne formait pas d'élèves. Il était libéral en bons conseils et en précises appréciations pour tous, mais il n'enseigna que ses enfants. Camille Pissaro ne voyait au monde d'autre but que celui d'être reproduit par la peinture. Il avait traversé les pires gênes pour peindre sans concessions. Il traduisait la lumière sans hâte mais sans repos. Quand il ne pouvait plus compter que sur la lueur de sa lampe il gravait. Pour se reposer, il considérait les essais de ses fils et les encourageait; mais il n'aurait eu garde de les diriger vers une technique qui dérivât de la sienne. Il leur montrait la peinture de ses émules et les estampes japonaises surtout, il leur ouvrait les yeux, les poussait à regarder et à traduire leurs visions selon leurs qualités propres et à dessiner énormément tout ce qu'ils voyaient, paysages, gens et bêtes. Il eut cinq fils, dont l'un mourut très jeune et qui dessinait déjà. Les quatre autres sont devenus des peintres notoires et chacun doué d'une originalité différente, servie par une excellente technique, à chacun personnelle. L'aîné, Lucien Pissarro, celui dont la physionomie rappelle le plus la figure patriarcale, l'aspect de bon dieu à longue barbe blanche de son père, est aussi celui qui évoque le plus l'aspect extérieur des oeuvres de son père, dans des paysages pleins de lumière et de soleil provençal, et aussi dans des portraits sobres et stricts comme celui de sa mère, peint en 1923, dans un grand aspect de vieillesse sereine. C'est aussi un remarquable graveur comme il l'a montré dans des éditions de Jules Laforgue, d'une parfaite pureté typographique et très bien et très sobrement ornées.

Mauzana est un grand décorateur qui prend pour sujet de tableaux sur fond d'or ou de paysages féeriques des personnages d'un Orient de rêve, hébraïque ou arabe selon le texte des Mille et une Nuits. En dehors de la peinture, il a touché avec souplesse et succès à toutes les matières, meublier, verrier. Il excelle à noter tous les mouvements des bêtes familières et suspend à des vols d'oiseaux des branches ingénieusement stylisées. Il a donné aussi de beaux paysages parisiens, des bords de Seine où les fumées des remorqueurs lui fournissent les plus intéressantes arabesques. Il est regrettable qu'il se soit borné pour cette exposition chez Marcel Bernheim à de petites pages décoratives.

Ludovic Rodo est un artiste vigoureux et divers. Il est notoire. Il serait célèbre s'il ne témoignait, par une excessive modestie, d'une vive répugnance vis-à-vis de toute exposition particulière ou collective. Seuls des amis admis à son atelier connaissent la variété de son effort, sa belle suite d'études d'ensemble et de détail de salles et de figurants, d'acteurs et de spectatrices du music-hall montmartrois, avec des filles bien traduites dans le modernisme de leur maquillage. Il a peint de nombreuses études de nus féminins, d'une belle souplesse d'allures et de grande vérité simple de pose, aux carnations éclatantes et nacrées du ton le plus juste. Aquarelliste, il a évoqué dans la plus jolie transparence les décors des Andelys, de Moret, jardins et coteaux, usines sous des clartés d'aube, rubans de fleuve moirés et diaprés. Il a à cette exposition un petit chef-d’œuvre, une femme au costume rayé de blanc et de rose, étendue sur un divan dans la plus parfaite des nonchalances.

Paulémile Pissarro a donné d'excellents portraits, mais c'est surtout jusqu'ici un paysagiste. Il s'est plu à dessiner les belles silhouettes architecturales de petites villes du Midi ramassées sur de hautes collines, Treignac et Uzerches. Mais surtout il affectionne la forêt normande et le marais poitevin, où il trouve de grandes pages silencieuses, des coins de rivière lourde et moirée dont l'arborescence touffue et compacte des rives s'entr'ouvre souvent pour montrer quelque vaste herbage ou une ferme au seuil diapré de jeunes femmes dans l'éclat vif de leurs toilettes d'été.

Souvent un bachot glisse sur l'eau lourde et ne fait que confirmer le silence qui imprègne le site d'une émotion religieuse dont le peintre sait saisir et traduire la magnifique intensité. Vingt chef-d’œuvres de Camille Pissarro fortifient l'intérêts de l'exposition de ses fils et permettent d'étudier ce délicat problème de l'atavisme pictural.

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