Rimbaud mystique

Isabelle Rimbaud
Texte d'Isabelle Rimbaud, soeur du poète, paru en 1914 dans le Mercure de France. La même revue a publié en 1919 un autre texte d'Isabelle Rimbaud, "Mon frère Arthur", évoquant les dernières années de son frère et la communion spirituelle de ces deux âmes ardentes.
Les Illuminations! Voilà, selon moi, l'œuvre dégagée, et qu'il voulut exclusive, d'Arthur Rimbaud: le livre moderne, le livre des lois acquises et des prophéties, le livre énorme, qui contient en essence la matière de cent, de mille volumes; le livre sans fin, celui qui ne vieillira pas, qui ne se démodera pas, qui ne lassera jamais, qui sera toujours d'actualité. Car l'auteur a su regarder en avant de son temps. Il a embrassé de sa vue magnétique le passé, le présent et l'avenir de l'univers, a prévu les découvertes, les révolutions,les progrès, les inventions, les politiques, les morales, et, par touches définitives, a peint de couleurs inaltérables tout cela, jusqu'au «moment de l'étuve, des mers enlevées, des embrasements souterrains, de la planète emportée, et des exterminations conséquentes, certitudes si peu malignement indiquées dans la Bible et par les Normes et qu'il sera donné à l'être sérieux de surveiller».

Les Illuminations: voilà les fruits du «stock d'études monstrueux, s'éclairant sans fin», qu'un être prédestiné, soutenu par une volonté sur humaine, n'a pas craint d'aller cueillir en des vergers inconnus, au delà du monde palpable, dans des contrées jusqu'à lui inexplorées et où, sans doute, personne n'entrera plus jamais. Voilà l'écho des cloches de feu et d'or, les jonchées de diamants,les joyaux de splendeur insoutenable sertis aux établis surnaturels; et voilà plus que tout cela, puisque ces poèmes sont, proprement, des éclats de la «lumière nature» des morceaux de soleil! Aussi bien, ce sont «les Voix reconstituées, les Corps sans prix, hors de toute race, de tout monde, de tout sexe, de toute descendance»! C'est l'œuvre accompli, d'une pureté de neige. C'est l'œuvre qu'Arthur, ce contempteur de tout et surtout de lui-même, n'a pas reniée: — je le sais.

Et puis, on aurait beau scruter ces poèmes, tels qu'ils nous sont parvenus des mains de M. Charles de Sivry, par l'entremise de M. Louis Le Cardonnel partant en retraite conventuelle, on n'y trouverait pas matière à la réprobation dont, en 1873, dans la Saison en Enfer — ce retour combattu de la foi de son enfance, — Rimbaud enveloppa sa production littéraire. On ne découvrirait pas, dans ces pures fusées du génie, de «sophismes de la folie»; on n'y trouverait pas de spéculations métaphysiques damnables, ni «l'oubli des principes», ni religiosités extravagantes, ni fantasmagories mystagogiques. Au point de vue de la doctrine catholique, bien qu'elles recèlent, et singulièrement dans les proses, une perfection d'art inouïe, une plénitude d'expression nulle autre part atteinte, les Illuminations sont encore moins inquiétantes que la Saison en Enfer.

Le caractère mystique des Illuminations est indéniable. Elles sont le trophée rapporté d'une conquête dans l'au delà. Elles possèdent trop marqué le sceau de l'infini, pour qu'un doute subsiste sur leur origine. Mais il semblerait qu'Arthur, en même temps qu'il a dans les proses, sauf une seule fois, écarté résolument le nom de Dieu et les dissertations ressortissant à la théologie — lui pourtant possédé toujours du dogme catholique, — a procédé pour la composition de son recueil à des coupures, qu'il en a distrait, à un moment donné, que je crois être postérieur à la Saison en Enfer, une partie jugée par lui répréhensible. Ou encore, je crois que bon nombre de morceaux composant le livre actuel des Illuminations ont dû, à l'origine, faire partie d'un ensemble auquel il avait donné un autre titre, ensemble qui a disparu, qui, selon Verlaine dans les Poètes maudits, contenait les plus étranges mysticités et qui, selon une lettre du même Verlaine à M. Edmond Lepelletier, datée de la fin de 1872, se nommait la Chasse spirituelle.

Deux poèmes en prose en particulier, Génie et Matinée d'ivresse, ainsi que des vers, notamment Éternité, permettent cette hypothèse. On trouve en effet dans ces morceaux les traces de l'ambitieux projet conçu par le poète de réaliser la communion des Bons et des Méchants. Or ce projet, on le trouve aussi décrit par Verlaine dans Crimen amoris, conte envers datant de 1873 et dont le héros n'est autre que Rimbaud. Il y aurait lieu de supposer qu'en dépit de leur tendance Arthur a conservé ces poèmes parce qu'ils sont particulièrement intenses de pensée et d'expression, et qu'ils formaient, pour ainsi dire, le sommet de ses réalisations métaphysiques, et aussi parce que, isolés de leurs congénères, la signification principale en devenait hermétique. N'oublions pas qu'il a dit, de certaines de ses productions antérieures à la Saison en Enfer, qu'il en réservait la traduction. D'un autre côté, le style ramassé, synthétique, des Illuminations recélant un grand nombre de sens est là pour laisser au lecteur latitude d'interpréter à sa guise, selon la complexion de son esprit et ses dispositions. C'est ainsi qu'un poète catholique, ces temps derniers, sentait et voyait dans Génie une des plus parfaites et des plus fortes images du Christ et de la Rédemption.

Quand on lit les Illuminations, il ne faudrait jamais oublier, comme nous le recommande M. Paterne Berrichon, que Rimbaud n'est pas seulement un homme, mais l'Homme.



II


Verlaine, dans sa notice à la première édition des Illuminations, a dit qu'elles furent écrites de 1873 à 1875. Cette assertion, contredite par la réalité, par l'évidence, en ce qui concerne la majeure partie du livre, ne pourrait, à la rigueur, s'appliquer qu'à un certain nombre de proses. À moins que Verlaine ait voulu seulement fixer la date de la révision des poèmes. Dans ce cas, me semble-t-il, il serait dans le vrai. Et voici comment il faudrait alors dissiper le malentendu créé par cette assertion:

Conçu, sous un titre ou sous un autre, dès la fin de 1871 (comme l'indique Vertige, cet anathème jeté à la fausseté et à la sottise des institutions de ce monde, et qui serait terrible si l'auteur n'avait corrigé son vœu de destruction par une ironie plus sanglante encore à sa propre adresse), et continué en 1872 et 1873, l'ouvrage aurait été, après l'anéantissement volontaire de la Saison en Enfer, reconstitué, sélectionné, corrigé, augmenté par l'auteur. Celui-ci, ainsi que l'atteste Verlaine, l'aurait remis en 1875 à «quelqu'un qui en eut soin», — c'est-à-dire à Charles de Sivry, de passage à Stuttgart, où Rimbaud se trouvait alors, quand l'audition des œuvres de Wagner commençait à attirer en Allemagne nombre de musiciens de tous pays.

D'ailleurs cette rectification dans les faits et les dates aiderait singulièrement à comprendre l'amertume des dernières proses, Jeunesse, Vies, par exemple; à expliquer les modifications apportées à d'autres, selon qu'on l'a vu par la publication des différentes versions; à justifier les regrets et les ironies surajoutés à d'aucunes.

L'ordre, ou plutôt le désordre dans lequel le manuscrit des Illuminations a été transmis aux premiers éditeurs prouverait que Rimbaud, quand il s'en dessaisit, n'avait pas le désir de le voir publier. S'il est permis de se former une conviction sur des indices biographiques qu'il serait trop long de présenter ici, on sera amené à croire qu'après son adieu à la littérature, après sa «trahison au monde», le poète a fait volte-face à sa décision, a eu des sursauts d'agonie. Dans la Saison en Enfer, n'avait-il pas dit: «Au dernier moment, j'attaquerais à droite, à gauche?» Devant l'inutilité apparue de son sacrifice et l'inadmission par le monde de sa contrition, repoussé qu'il se voyait encore par la méchanceté et l'incompréhension de certains, il se sera révolté contre l'arrêt dont lui-même s'était frappé. Lui était-il possible, en vérité, de se départir d'un coup de ce qui avait été, depuis sa plus tendre enfance, sa passion, sa raison d'être? En face de la pénible et «rugueuse réalité à étreindre», il se sera retourné vers «l'autre monde», vers «l'habitation bénie par le ciel», et il aura continué, tout en se ménageant des ressources pour l'existence matérielle, de fréquenter, en secret, avec l'idéal, dans l'absolu. Est-il admissible que celui qui avait cru de son devoir de tout quitter, de tout abdiquer, de «brasser son sang» pour acquérir la suprême science à laquelle il attachait incomparablement plus de prix qu'à l'ensemble de ce qui constitue le bonheur et l'honneur communs, pouvait, d'une seule aspiration, éteindre la lampe brûlant en lui? En d'autres termes, celui qui était engagé «à la découverte de la clarté divine» pouvait-il, d'emblée, renoncer à atteindre ce but? Non. Avant de croire, avant de dire que son devoir lui était remis (Vies), je sais qu'il a cherché par tous les moyens réguliers à remplir calmement sa mission de poète. Ce qu'il avait écrit jusque là était, pour lui, seulement l'introduction à ce qu'il devait exprimer. Si, après 1875, il a suspendu son «immense œuvre», c'est qu'autour de lui le cercle des impossibilités matérielles de recueillement s'est resserré, malentendus, fatigues corporelles, menaces de maladie, nécessité croissante d'activité physique et a, non pas amoindri son besoin d'infini, car celui qui une fois s'est nourri d'infini en garde à jamais l'appétit, mais a, pour un temps, suspendu la réalisation verbale des prodigieuses randonnées de son esprit.

La poésie avait été pour Arthur l'amante première et unique. Son mariage de raison avec ces exigences sociales ne pouvait l'en détourner radicalement. Le «charme qui l'avait pris âme et corps» devait l'attirer encore. Je crois qu'il s'y livra dès lors en cachette par singulier orgueil, malgré ce que, par excessive pudeur, il en ait dit, malgré qu'il se soit vanté du contraire. Un fait certain, c'est que, de 1873 à 1875, après la Saison en Enfer, nul œil profane ne fut admis à contempler le trésor des illuminations se reconstituant, récupéré. Au contraire de ce qui s'était produit auparavant, pas une page, pas une parcelle de ce trésor ne se vit autour de lui, même dans l'intimité de la maison familiale. Si réellement le manuscrit des Illuminations est resté entre ses mains jusqu'en 1875, il a fallu, comme plus tard en Abyssinie et en Egypte son or, qu'il le portât constamment et jalousement sur lui. Puis, dans un accès d'impatience, soit à l'occasion d'une rencontre, soit en perspective du service militaire tant redouté par lui, soit encore dans la prévision d'un départ en pays lointain, il se sera, afin que «son bras durci ne traîne plus une chère image», débarrassé du précieux et mystérieux fardeau sans énoncer d'intentions à son égard, sans prendre la peine de le mettre en ordre, à la façon un peu dont on se débarrasse d'un objet gênant à porter avec soi. Avec une restriction cependant ayant conscience d'avoir accompli œuvre unique, d'avoir procréé et enfanté une merveille, il se sera dit que tout de même ce serait dommage et sacrilège d'abandonner son inouïe progéniture aux fanges du chemin, et, alors, il se sera décidé à la confier, sans un mot, en détournant la tête, au tour de l’amitié.



III


La subjectivité dans les Illuminations est à ce point extraordinaire qu'elle absorbe les objets, se les assimile jusqu'à n'être plus qu'un avec eux, et réciproquement. Si l'on a jamais pu dire d'un poète qu'il portait en soi l'univers, c'est bien d'Arthur Rimbaud.

Il ne faut pas s'y tromper. Dans cette œuvre surprenante, le poète, devenu voyant, se dédouble, se dépersonnifie, à son gré. Qu'il s'y féminise, qu'il s'y pluralise, qu'il s'y décorpore en un ou plusieurs personnages à la fois, en un ou plusieurs paysages; qu'il parle de sa dame, de sa compagne, de son amie, de sa femme, de sa camarade, c'est toujours de lui, de lui seul qu'il s'agit. De lui total ou d'une ou de plusieurs parties ensemble de son entité morale et physique. Il est aussi bien le «brick» du Promontoire que le «touriste naïf» du Soir historique. Il est «Hélène»; il est «Hortense», et Hortense est son don poétique. Souvent, il se mire dans des personnes, dans des faits, dans des phénomènes, et il devient eux-mêmes. Il est à la fois le «citoyen» et la «métropole crue moderne» de Ville. Dans Ouvriers, «Henrika» et «moi» sont deux parts de sa personnalité. Il en est de même pour «un homme et une femme superbes» de Royauté; de même pour «une neige» et «un Être de beauté de haute taille» de Being beautous; de même pour l'«aube» et l'«enfant» de Aube; etc. Le Jeune Ménage, c'est lui seul. Les «conquérants du monde» et «le couple de jeunesse isolé sur l'arche» de Mouvement, c'est lui, lui seul. Les «drôles très solides» de Parade ne sont qu'un: lui; et Parade, entre parenthèses, est une protestation ironique contre la diffamation et contre les insultes qu'on lui adressait en ce temps-là.

Comme dans la Saison en Enfer, on trouve dans les Illuminations l'explication et la justification des actes du poète, de ceux mêmes qui ont été le plus mal compris, le plus imprudemment décriés. Les passages ambigus à première vue, et pouvant donner prétexte à méchantes gloses, comportent toujours, quand on y regarde de près, des significations saines et nobles. Souvenons-nous de ces paroles de la Nuit de l'Enfer, qui est surtout un des exposés de la méthode suivie par le visionnaire au temps de la Chasse spirituelle:

«Il n'y a personne ici et il y a quelqu'un... Veut-on que je disparaisse, que je plonge à la recherche de l'anneau?» etc. Tout le chapitre est à lire et à méditer par ceux qui aiment Rimbaud et qui cherchent, sans parti pris, à le comprendre.

Au surplus, il semble que toujours un fait matériel, important ou non, tant le souci de synthèse cosmique prime ici, a causé le déclanchement de la multitude des prolongements dans la vie, des aperçus dans le spirituel et le surnaturel. En d'autres termes, si Rimbaud part de la Terre, il bondit toujours dans le Ciel. Parfois, l'objet terrestre rencontré, ou simplement supposé, et qui a fourni motif à la construction de l'illumination, n'est pas nommé; mais il se découvre aussi visiblement que s'il l'était et forme un écran derrière lequel flambent subjectivités, abstractions et mystères. Tel l'objet de Mémoire; tel l'objet de Vagabonds, où Verlaine apparaît clairement, mais où, au fond, le «pitoyable frère» et «je» ne sont qu'une seule et même personne complexe, c'est-à-dire le poète lui-même, dont les puissances se sont dissociées et luttent entre elles, en champ clos. Dans la Saison en Enfer se trouve un cas pareil: chapitre Délires I. Sous le portrait de Verlaine, un des aspects, un des sens de ce chapitre, sous l'image de la Vierge folle, l'âme de Rimbaud, défaillante et égarée, bien que vouée dès toujours et pour toujours au christianisme, l'âme qui s'est enivrée de poisons païens, qui a péché en consentant à suivre l'esprit dans les spéculations les plus dangereuses, telle l'union du Bien et du Mal, l'âme du poète, souillée au sens catholique du mot, s'atteste vierge folle dominée par l'esprit despotique, par l'Époux infernal, et subjuguée par le cœur merveilleux.

À mon avis, il n'y a pas à s'enquérir d'une clef pour pénétrer dans les Illuminations, non plus que pour comprendre la Saison en Enfer. Nul doute qu'Arthur, au lecteur qui, ne comprenant pas, demanderait ce que veulent dire ces troublants poèmes, répondrait comme autrefois il le fit d'un ton tout modeste à sa mère qui le questionnait sur le sens de la Saison en Enfer: «J'ai voulu dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens.» Mais il faut tenir compte toujours de l'état d'isolement, de silence, d'oubli des contingences immédiates où le poète savait se placer, état qui l'hallucinait sur les mots dont il multipliait, dont il éternisait ainsi la signification, et sur les idées qui devenaient ainsi prophétiques. À ce propos, qui a déjà été formulé par M. Paterne Berrichon, le lecteur voudra se reporter à Scènes; à Veillées, dont j'extrais ce paragraphe: «L'éclairage revient à l'arbre de bâtisse. Des deux extrémités de la salle, décors quelconques, des élévations harmoniques se joignent. La muraille en face du veilleur est une succession psychologique de coupes; de frises, de bandes atmosphériques et d'accidents géologiques — Rêve intense et rapide de groupes sentimentaux avec des êtres de tous les caractères parmi toutes les apparences.»

Il est bien évident, d'ailleurs, qu'Arthur Rimbaud, en inventant un verbe poétique accessible un jour ou l'autre à tous les sens, n'a pas eu en vue de frapper seulement les cinq sens de la chair, mais bien d'émouvoir toutes les sensibilités de la conscience et de l'intelligence; de façon que chaque «amateur supérieur», en dehors de «l'amour maudit», et maudit justement parce qu'il a été ressassé à faux par la plupart des écrivains de tous temps et de tous pays, eu dehors de la vulgarité «infernale des masses», y trouvât sa «satisfaction irrépressible». (Là, je me permettrai de donner une explication de ces mots. Chaque amateur supérieur, selon Rimbaud, a, à côté des penchants matériels à satisfaire et qui sont en fonction d'infirmités physiques, sa passion particulière, son «vice sérieux»: le bibliophile s'affole sur les livres, l'écrivain sur le style, le philosophe sur les données du monde. Le «vice» de Rimbaud fut, dès l'âge de raison, dès l'âge de sept ans, la poésie. La foule, le commun, les autres n'ont point de «vice sérieux»; ils ne sauraient en avoir, trop occupés qu'ils sont à rassasier leurs appétits matériels; et c'est pourquoi ils rient et parlent inconsidérément des choses de l'esprit en dehors de leur compréhension.)

Enfin, je rappelle que, dans Solde, Arthur a ainsi défini les Illuminations: «Élan insensé et infini aux splendeurs invisibles, aux délices insensibles, — et ses secrets affolants pour chaque vice — et sa gaieté effrayante pour la foule!»



IV


Mais cette exclamation de Rimbaud ne se rapporterait-elle pas aussi à la Chasse spirituelle? Et, alors, que pouvait donc être cet ouvrage? Il me sera permis, j'espère, de venir proposer ici, à son sujet, quelques inductions.

Ce qu'il faut bien établir d'abord, c'est la date. Nous savons que le manuscrit de la Chasse spirituelle, confié à Verlaine, fut laissé par celui-ci à Paris au moment du départ pour la Belgique, fin juillet 1872. On ne peut donc placer l'élaboration de l'ouvrage à une date postérieure à ce juillet, et je voudrais montrer qu'il a été fait au cours des sept premiers mois de cette année 1872 et que les proses dont il se composait étaient sinon postérieures à la plupart des vers constituant la première partie du livre actuel des Illuminations, du moins contemporaines.

A l'appui de cette opinion, je rappellerai d'abord le témoignage de Verlaine. Dans les Poètes maudits, après avoir cité comme type des derniers vers de Rimbaud un fragment d'Éternité qui, comme l'a récemment révélé le manuscrit Richepin, est de mai 1872, il a écrit: «Mais le poète disparaissait. Nous entendons parler du poète correct. Un prosateur étonnant s'ensuivit. Un manuscrit dont le titre nous échappe et qui contenait d'étranges mysticités et les plus aigus aperçus psychologiques tomba dans des mains qui l'égarèrent sans bien savoir ce qu'elles faisaient.» Or, le manuscrit auquel Verlaine fait allusion ne peut être que celui de la Chasse spirituelle, qu'il avait d'ailleurs désigné sous ce titre dans la lettre à M. Edmond Lepelletier, dont il est parlé plus haut.

Mais, mieux que tout, les quelques brouillons de la Saison en Enfer qu'il m'a été donné, il y a deux ans,d'examiner avec la plus méticuleuse attention renseignent sur la date de l'ouvrage et permettent d'en deviner le caractère. C'est que ces écritures hâtives, ces notes rapides, fulgurantes, projections directes de l'âme, s'élançant à la façon des tourbillons de feu qui s'échappent d'un volcan en éruption, et tracées sans aucune attention ni intention d'art, introduisent sûrement, indiscrètement même et de façon presque violente, dans l'intimité morale d'Arthur. Dépouillée de littérature, de feinte humilité et même d'orgueil, la réalité de sa pensée apparaît ici tout entière; et une oppression de conscience, évidente mais inexplicable si l'on n'admet pas la possibilité d'écrits ignorés et contemporains des vers des Illuminations (mai à juillet 1872), est dénoncée, éclate très douloureuse.

Le feuillet de ces brouillons constituant une partie de l'ébauche de l'Alchimie du verbe porte un mot qui est une date: juillet. Ce mot, il me semble, fixe l'époque où aurait été achevée l'œuvre mystérieuse que le poète devait, un an plus tard, dans la Saison en Enfer, si magnifiquement rétracter. Car — j'insiste — ce ne peuvent être les Illuminations en bloc que Rimbaud a répudiées. Dans le brouillon en question, on parvient à lire: «Je me trouvais mûr pour le trépas, et ma faiblesse me tirait jusqu'aux confins du monde et de la vie vers la Cimmérie noire, patrie des morts... Je voyageai un peu. J'allai au nord. Je fermai mon cerveau à toutes rues odeurs féodales, bergères, sources sauvages. Je voulus connaître la mer. — J'aimais la mer... Comme si elle dût me laver de ces aberrations. Je voyais la croix consolante. J'avais été damné par l'arc-en-ciel et les féeries religieuses; et par le Bonheur, mon remords, ma fatalité, mon ver...» Est-il utile de faire remarquer que le voyage auquel il est là fait allusion fut, sans aucun doute possible, celui pour la Belgique et l'Angleterre? Un peu plus haut, dans le même brouillon, j'avais lu: «Je ne pouvais plus rien, les hallucinations tourbillonnaient trop... Un mois de cet exercice: ma santé s'ébranla. J'avais bien autre chose à faire que de vivre...» De tout cela, et particulièrement des mots «un mois de cet exercice», je déduis que c'est bien en juin et commencement de juillet que se place le terme de cette phase de visions et d'écrits exorbitants, dont j'ai cru voir des spécimens dans Matinée d'ivresse et Génie.

Et l'on songe alors avec émotion à la lettre qu'Arthur adressait à M. Delahaye au mois de juin de cette même année 1872, lettre où sont dits les jeûnes et les mortifications singulières employés par le veilleur pour s'exalter l'extase, lettre où des termes de scatologie et d'argot sont placés, tels les pavés d'une barricade, pour défendre l'entrée dans les sentiments véritables de l'auteur, dans l'intimité de sa personnalité profonde, et aussi par habitude de conversation familière et convenue avec un ami d'enfance.

D'autre part, on n'a peut-être pas oublié que la réclamation instante par Rimbaud du manuscrit de la Chasse spirituelle, oublié ou laissé par Verlaine dans une enveloppe cachetée, chez ses beaux-parents, au moment du départ pour un voyage qui devait se prolonger au delà de toutes prévisions, et ensuite égaré dans des circonstances que je n'ai pas à rappeler ici, fut une des causes ou plutôt fut la cause déterminante du drame de Bruxelles.

Que pouvaient donc contenir ces pages pour que Rimbaud, d'ordinaire si indifférent sur le sort de ses productions littéraires, y tînt à ce point? On ne le saura probablement, au juste, jamais. Mais on doit conjecturer, par la façon même dont il y fait allusion dans la Saison en Enfer et dans les brouillons de celle-ci, que cette portion de son œuvre est, malgré les épithètes réprobatrices dont il la couvre et le ton d'ironie employé pour la désigner, la seule qui ait satisfait son orgueil créateur. Et quand je dis son orgueil créateur, je ne veux pas dire ses ambitions de toute sa vie, je veux dire son ambition seulement du premier semestre de 1872, au temps où, libéré systématiquement d'entraves morales, il œuvrait selon les rites préconisés dans la théorie du voyant. Et la conclusion vient d'elle-même: la Chasse spirituelle fut, de même que certaines illuminations de cette époque-là, illuminations qui ont dû à l'origine faire partie du manuscrit perdu, le plus haut point d'exaltation du génie dans la création de «nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues».

Il faut bien admettre que Rimbaud, ce buveur de science, ce liseur insatiable, ce fouilleur impitoyable des poésies et des philosophies, après avoir vu plus loin, plus haut et plus profond que la généralité des possédés de l'esprit anciens et modernes, a voulu, non satisfait des réponses données à ses questions par le monde visible, écarter le rideau de «l'azur, qui est du noir», et interroger les mondes invisibles; qu'il a violé le Ciel, et, s'identifiant à la lumière absolue enfin découverte, qu'il s'est lancé dans la création mystique. Mais, jusqu'où poussa-t-il ses investigations dans l'infini, et quelles formidables visions, où il crut un moment avoir trouvé bonheur et raison, rapporta-t-il de ces régions vertigineuses? La lecture de la Chasse spirituelle pourrait seule nous instruire de façon précise sur ce point. Il est bien certain, dans tous les cas, que ces conquêtes ne pouvaient ressembler en rien aux butins conquis jusqu'à lui, et que les «nobles minutes» de «vie éternelle» entrevue, «fêtes» auxquelles devaient participer des «magies», des «féeries religieuses», pour aboutir aux «sophismes de la folie la plus informée» — comme il est écrit dans les brouillons de la Saison en Enfer — prirent des proportions assez monstrueuses pour effrayer leur annonciateur lui-même.

Y a-t-il lieu de déplorer la perte de cette œuvre, certes unique en valeur de pensée et d'écriture, comme sont uniques les Illuminations, comme est unique la Saison en enfer? Oui, sans doute, au point de vue littéraire. Mais, à un autre point de vue qui m'est cher, celui de la déférence envers l’auteur et de la soumission à son désir tacite, ainsi que vraisemblablement au point de vue catholique, je sens, je crois qu'il est préférable que ce manuscrit reste à jamais scellé. Et c'est surtout dans le caractère général d'Arthur, dans son attitude ultérieure à 1873, que je puise les raisons de cette préférence. Et puis, dans la Saison en Enfer, devant l'incertitude où il était du sort réservé par un hasard à 1'«opéra fabuleux» dont il n'avait plus la libre disposition, n'a-t-il pas pris soin de prémunir contre, en déclarant que cette oeuvre était entachée d'erreur?

Et bien qu'il soit difficile de définir le genre d'erreur dont il s'agissait, on peux supposer; eu égard à l'indépendance morale du poète, qu'il avait dû aller bien loin, monter bien haut, trop haut, dans sa poursuite d'un monde surnaturel; difficile à capturer sans accidents.

Cependant, comme je l'ai expliqué au début de cet essai, tout, de la Chasse spirituelle, ne doit pas être perdu. De 1873 à 1875, l'arbre de la science du Bien et du Mal a dû être émondé de ses pousses malsaines, de façon à n'offrir à notre curiosité, à la délectation, que de purs fruits de beauté et d'extase. Je pense, je crois que «les Voix reconstituées»,dont il est parlé dans les Illuminations, ne sont autres que celles entendues dans la période visionnaire du printemps et de l'été 1872. Parmi elles, il a fait un choix qu'il réunit à d'autres Voix, à des Visions d'ordre moins périlleux.



V


Insondable Sagesse présidant aux destinées humaines! Après avoir voulu à la poésie rénovée un avenir matérialiste, après avoir cherché à expulser de lui toute idée de sereine beauté chrétienne; après s'être livré corps et âme,à cœur perdu, aux déformations par lui jugées indispensables pour atteindre son but; après s'être librement, dans ce but, soumis aux pratiques les plus répugnantes et les plus dures, pratiques du reste équivalentes sur bien des points à l'ascétisme et à l'abnégation des premiers chrétiens, l'épistolier de la théorie du voyant, devenu maître des visions, spectateur et juge de l'infini, a abouti, au sortir d'entretiens si redoutables avec le Mystère, au spiritualisme le plus haut, le plus fatalement catholique, à la Saison en Enfer. N'est-ce pas ici le moment de se rappeler, en songeant à ce que pouvait être la Chasse spirituelle et à sa disparition, ce passage de saint Paul racontant sa conversion: «Je connais un homme qui fut ravi jusqu'au troisième ciel (si ce fut avec son corps ou sans son corps, je ne sais, Dieu le sait); mais je sais bien que cet homme fut ravi (si ce fut avec son corps ou sans son corps, je ne sais, Dieu le sait), et qu'il entendit des paroles mystérieuses, qu'il n'est pas permis ci un homme de rapporter.»

Quoi qu'il en soit, Rimbaud, soulevé par les puissances de révolte maîtresses de son temps et de son sang, ne devait pas, lui, ne pouvait pas se soumettre de suite, comme Paul, après la révélation. Son combat avec l'ange allait se prolonger bien des années encore, presque tout au long de sa vie; et, réfractaire à la paix et au bonheur communs, il devait expier en silence, sans courber le front ni s'avouer vaincu, l'ambition d'avoir tenté, une fois, de bouleverser les cieux. Que peut importer, en face de Dieu, le masque de scepticisme et d'indifférence qu'à partir de la destruction de la Saison en Enfer il apposa sur sa palpitante personnalité? Ses gestes et ses pas, dénonçant son inquiétude, devaient révéler son intimité cachée et prouver, son impatience, sa hâte de fuir le siècle.

Il n'est pas douteux que le Christ; appelé à son aide dans un des feuillets de son «carnet de damné», avait répondu virtuellement à son appel. En réalité, le Christ avait-il jamais cessé, si outragé et méconnu qu'il ait été par Arthur, d'être son dominateur?

L'emprise du Christ devait aller toujours en se resserrant. Mais le lutteur obstiné qu'était Rimbaud proportionnait la défense à la taille de l'adversaire. Autrefois, il avait élevé le ton du blasphème et du sacrilège en raison même de l'attachement et du respect qu'il avait, petit enfant, porté aux objets de son culte; et cela se comprend: plus l'arbre est dru, plus on le secoue fortement pour essayer de le déraciner. Maintenant, au fur et à mesure du resserrement de l'étreinte chrétienne, il ceignait plus farouchement l'armure d'indifférence sous laquelle, en lui, sévissait, de plus en plus âpre, l'éternel conflit, dont l'issue est toujours une victoire pour le Christ.

Arthur avait écrit dans la Saison en Enfer: «Je ne me crois pas embarqué pour une noce avec Jésus-Christ pour beau-père. Je ne suis pas prisonnier de ma raison. J'ai dit: Dieu. Je veux la liberté dans le salut.» Cela est clair. Son âme est à Dieu, mais sa chair repousse encore le joug de l'Eglise, qui n'admet pas le salut hors d'elle. C'est de l'hérésie, peut-être; mais il n'en demeure pas moins que, vis-à-vis de l'Église catholique, Rimbaud fut, aux tournants de la vie comme à l'approche de la mort, l'enfant prodigue qui se réfugie d'instinct près de sa mère; car ce «voleur de feu», ce garrotteur de soleil demeura toujours, malgré lui et malgré tout, le fils de son baptême. «Pourquoi — s'écrie-t-il dans les brouillons de la Saison en Enfer — a-t-on semé une foi pareille dans mon esprit! Oh, l'idée du baptême. Il y en a qui ont vécu mal, qui vivent mal et qui ne sentent rien! C'est mon baptême et ma faiblesse dont je suis esclave!»

Que penser de cris pareils? Est-il possible de douter de l'invincible foi de celui qui les a poussés? Et ne marquent-ils point, en même temps, toute la violence du combat, dans la souffrance, qui se livrait en cet esprit révolté?

En définitive, et pour essayer de ramasser en une formule les aperçus que mon inexpérience d'écrire m'a sans doute empêchée d'exprimer bien clairement, je dirai: Rimbaud, malgré qu'il se soit aventuré aux sphères interdites, malgré qu'il ait mangé le fruit défendu, ne s'est pas damné. Il a toujours su fuir à temps le grand péril. Je dirai même que d'avoir violé les cimes l'a confirmé dans sa mission providentielle, laquelle fut, comme cela éclate aujourd'hui, de pousser les âmes d'élite vers Dieu. Et j'ai la conviction absolue qu'il entrait aussi dans les desseins d'En-Haut que cet élu se vêtît sur la terre des oripeaux de l'incroyance, afin de mieux prouver aux hommes l'inanité de leurs révoltes contre la Puissance Éternelle.

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