L'art dans l'éducation

Pierre Coubertin
S'il fallait donner la définition de l'art, au seul point de vue de son rôle dans l'éducation, je dirais que c'est, avant tout, le sens de la beauté. Ainsi l'entendait Ruskin. Mais l'application qu'il fit de sa doctrine fut à tel point britannique, qu'il la rendit presque incompréhensible aux autres peuples: elle n'en est pas moins juste ni moins applicable à tous. Éveiller dans les âmes juvéniles le sens de la beauté, c'est travailler à l'embellissement de la vie individuelle et au perfectionnement de la vie sociale. Mais comment s'y prendre? La question doit être embarrassante, car je remarque que la plupart des solutions qu'on y a données sont maladroites et inefficaces. En tous les cas, ce ne sont pas les nations les plus artistes qui paraissent le mieux inspirées, sous ce rapport. La Grèce et l'Italie n'ont presque rien fait: en Allemagne et en France, quelques efforts gauches ont été tentés. C'est probablement en Amérique que se trouvent les initiatives les plus heureuses, initiatives privées naturellement et parfois difficiles à découvrir. Je me souviens d'avoir visité il y a dix ans, à Saint-Louis du Missouri, une modeste école des Beaux-Arts que le hasard seul m'avait fait connaître et d'avoir été vivement frappé par la simplicité géniale des procédés d'enseignement. Il y avait là quelques toiles anciennes, quelques groupes de marbre — objets d'art d'une valeur secondaire, mais indiquant choix judicieux du maître et bien faits pour éveiller chez les disciples la compréhension de la ligne, du relief et du coloris: leurs pochades encore inexpérimentées, leurs modelages archaïques voisinaient allègrement avec ces tableaux et ces statues. L'une des deux salles servait d'atelier; la seconde, au premier aspect, semblait un capharnaüm étrange. Une vaste cheminée Moyen Âge, une porte monumentale style Renaissance, sur les murs des fresques polychromes une table et de très jolis fauteuils Louis XVI, des verrières flamboyantes, un lustre en fer forgé composaient un ensemble dont compris point, d'abord, l'utilité. Mais grande fut ma stupéfaction apprenant qu'à part une tapisserie qui décorait le fond de la salle; tout œ que je voyais là était l'œuvre des élèves. Le professeurs m'expliqua sa méthode: «C'est notre laboratoire» dit-il. Cet homme, qui n'était pas un artiste consommé, approchait l'étude de l'art tout simplement, sans s'inquièter de la routine et le convenu qui nous encombrent, nous autres, gens du vieux monde. Disposant d'un maigre budget, il ne pouvait acquérir, lors de ses fréquents voyages outremer, des objets très précieux. Il prenait des notes et des croquis, se procurait des photographies des reproductions de tout genre; à travers les musées de l'Europe, il cherchait, son livre d'histoire à la main, ce qui synthétise une époque et en évoque les aspirations intimes à leur plus belle période d'épanouissement, et, au retour, ses élèves s'attelaient à reproduire, sous sa direction — avec quel intérêt passionné, on le devine —la beauté lointaine dont il leur rapportait l'image.

Il y a là, pour ce qui concerne l'art dans l'éducation — et surtout dans l'enseignement secondaire —, non pas une fondation à copier, mais d'utiles indications à prendre. De tels procédés, toutefois, ne s'appliquent qu'à une seule des quatre catégories qu'il convient de distinguer, au point de vue de la culture artistique. Dans la première et la plus haute se classent les agissants, c’est-à-dire ceux qui créent, imitent ou interprètent les œuvres d'art. Dans la seconde, ceux qui ont le sentiment de la beauté artistique sans pouvoir la produire ni la reproduire. Dans la troisième, ceux qui comprennent l'art par le savoir et le raisonnement, mais qui ne possèdent pas le don de le sentir. Dans la quatrième enfin, ceux — très rares — qui sont absolument rebelles à toute conception des choses de l'art. Il me paraît qu'on ne tient pas, en général, assez de compte de ces variétés essentielles, et notamment de la différence entre le sentiment et l'intelligence qui, l'un et l'autre, donnent accès aux jouissances artistiques, mais à des jouissances d'un ordre bien plus intense et plus élevé dans le premier cas que dans le second. Ou bien, si l'on en tient compte, c'est trop tardivement, quand le classement est achevé depuis longtemps. A quel âge ce classement s'opère-t-il et dans quelle mesure peut-on en rectifier les tendances? Voilà un point fort important à élucider. Par malheur, on ne saurait y faire de réponse précise; l'individualité si peu développée qu'elle soit, joue ici son rôle, rôle obscur, presque souterrain ; les germes artistiques sont mystérieux, pleins de caprices et de bizarreries: ils ont des poussées soudaines et de longues éclipses, des hâtes superficielles et des retards féconds. Mais sans chercher à prévoir ce qui se passera, on peut pourtant y collaborer, préparer le classement et l'aider à se faire. La période élémentaire convient à cette tâche. En apprenant aux enfants à manier un crayon et un pinceau, à comprendre la perspective et à évaluer les distances, à connaître les notes, à chanter et à solfier, on met à la disposition de leurs facultés éventuelles les instruments dont, en tous les cas, elles auront besoin pour se développer. S'il y a, parmi eux, des natures chez lesquelles les facultés artistiques ne doivent se manifester à aucun degré, le temps employé de la sorte ne sera pas perdu pour cela. L'éducation du regard, de l'oreille et des doigts n'est inutile à personne. Par contre, si le sens de l'action artistique existe dans le présent ou dans l'avenir, il ne pourra plus désormais s'ignorer. Toutes les poussées intérieures qu'il provoquera se traduiront à l'extérieur par le geste appris. L'adolescent aura en sa possession non certes le mécanisme total, mais il en aura l'alphabet, la clef; il détiendra les instruments embryonnaires de la création ou de l'interprétation artistique.

Avec l'enseignement secondaire, le plan et les méthodes doivent changer: l'apprentissage du mécanisme cesse d'être une règle applicable à tous; c'est ici que le solfège et la perspective, imposés sans discernement, risqueraient d'aboutir à une perte de force et de temps. Au contraire, l'heure est venue de faire une place à la théorie de l'art, et le côté par lequel cette théorie est le plus accessible à des jeunes esprits, c'est assurément le côté historique. Exposez le rôle que doit jouer l'art dans la vie d'un peuple en général, vos élèves retiendront peut-être votre exposé, mais ils ne comprendront pas, parce que, ne sachant pas encore ce qu'est l'art, ils ne peuvent en concevoir la nécessité; racontez-leur au contraire quelle place l'art a tenue dans la vie de tel peuple, dont ils savent déjà indiquer les dates dans l'histoire et les traces sur la mappemonde, et la chose prendra à leurs yeux un aspect concret; le lien entre le génie d'un peuple et son art leur deviendra compréhensible. Il en résultera bien entendu, des clartés générales. La Grèce, avons-nous dit déjà est plus explicable par ses monuments, ses sculptures, sa musique j son théâtre que par les institutions politiqueS de ses Etats ou les querelles intestines de ses citoyens. Il est si facile et si évidemment utile de mêler l'art aux études historiques qu'on s'étonne d'av encore à le réclamer. Cet enseignement ne comporte point d'exceptions; ceux-la mêmes qu'un sort cruel condamne à demeurer insensibles devant l'Hermès de Praxitèle ou la « Ronde de Nuit » de Rembrandt, devant Saint-Pierre de Rome ou Notre-Dame de Paris, doit pourtant savoir pourquoi le monde en fut remué. Mais il y a, en outre, des privilégiés, auxquels la pédagogie doit songer: ce ceux qui peuvent sentir l'art. Elle s'efforce de le faire comprendre tous: elle doit donner à quelques-uns l'occasion de le sentir faut encore qu'elle encourage les timides essais des agissants, de ceux qui, déjà, cherchent à exprimer ce qu'ils sentent. Ce terme de «privilégiés» indique d'où vient l'obstacle à de pareils vœux. Tous les peuples qui ont invité solennellement la démocratie à s'asseoir à leur foyer au lieu de s'apercevoir tout à coup qu'elle s'était installée sans qu'ils le sussent, l'idée d'égalité est devenue une des pierres angulaires de la vie publique et notamment de l'éducation. Force est bien pourtant d'accepter, dès le collège, sinon le privilège qu'a créé l'homme, du moins celui qu'institue la nature. Parce que cet adolescent, en s'appliquant beaucoup, arrive à dessiner un œil ou à déchiffrer: « Ah! vous dirai-je, maman? », ce n'est pas une raison pour que son voisin, qui couvre les marges de son dictionnaire de rapides et vivantes silhouettes ou qui exécute d'oreille des fragments d'une symphonie de Beethoven, soit privé de suivre son instinct! Non seulement, en ne tenant pas compte de ces dispositions, vous retardez gratuitement son développement artistique, mais il y a quelque apparence que vous entraverez son développement général; l'art n'est point du tout une dorure à superposer sur un objet terminé; il fait partie de l'essence même de l'individu qui en éprouve les impulsions; il peut le guider utilement dans tous ses progrès.

La conclusion, c'est qu'il est nécessaire d'établir dans l'enseignement secondaire ce laboratoire artistique, dont le professeur de Saint-Louis du Missouri avait trouvé l'ingénieuse formule. C'est une honnête pensée de veiller à ce que, dans les collèges, les constructions nouvelles présentent de fins contours et d'harmonieuses couleurs, à ce que les façades de belle apparence soient égayées par des ornements de terre cuite ou de majolique, à ce qu'il y ait dans la galerie d'entrée quelque fresque décorative et dans la cour d'honneur quelque marbre éloquent; et, aux jours de fête, le concert qu'organise la Direction, avec le concours d'artistes distingués, est certes d'un bel effet et d'une heureuse inspiration. Mais le premier inconvénient de toutes ces choses, c'est qu'elles coûtent très cher, et le second — plus grave —, c'est qu'elles sont insuffisantes. L 'œil de l'homme et, à plus forte raison, celui de l'adolescent, erre sans s'y poser sur les objets familiers. Quel collégien songe à remarquer ce qui l'entoure quotidiennement? À force de les voir, il ne sait plus s'il y a de la profondeur dans le paysage de ce tableau ou de la grâce dans le geste de cette statue; et quant à la douche musicale qu'on lui verse à l'improviste, l'effet produit, si rien ne le prolonge, ne saurait avoir ni consistance ni durée. Les visites des monuments, les séances dans les musées se règlent de la même façon naïvement administrative ; il faudrait réserver ces jouissances esthétiques à ceux qui peuvent en profiter et les faire désirer aux autres — seul moyen de les rendre au moins attentifs à la valeur de l'art. Parmi les professeurs, on trouverait certainement les éléments d'une petite commission artistique qui, selon les cas, prendrait l'initiative des mesures désirables ou exercerait le contrôle sur les entreprises des élèves. Je voudrais que ceux-ci eussent des sociétés chorales et instrumentales et un atelier libre pour le dessin, l'aquarelle et le modelage — que des séances musicales régulières et une exposition annuelle viennent apporter à ces groupements l'encouragement nécessaire... Mais, direz-vous, cela met en jeu la vanité. Belle affaire! Où prenez-vous donc qu'on puisse faire une éducation sans avoir recours à la vanité?

Telle est la forme sous laquelle le collégien peut, le plus sûrement, être initié à l'art et en recevoir le baptême. Le Beau, ainsi révélé, lui sera-t-il d'un puissant secours dans la montée vers le Bien? On ne doit pas trop y compter. Cette question de la vertu moralisatrice de l'art est en litige depuis longtemps et sa solution serait plus aisée, si on avait soin de définir d'abord le genre de moralisation que l'on a en vue, en la posant. L'art éclaire l'intelligence, captive la pensée, incite l'ambition: ce sont là des résultats moraux suffisamment précieux, mais la morale proprement dite n'en profite guère. Le caractère n'en est point fortifié, la conscience n'en devient pas plus solide, ni la résistance au mal plus fréquente. Le Bien, le Beau et le Vrai forment une trinité laïque que le monde moderne a trop de tendances à assimiler à la trinité théologique, dont les trois personnes composent un seul Dieu. Ici l'unité est fictive; chacun des termes ne renferme pas les deux autres. La notion du Beau, notamment, peut être indépendante de la notion du Bien et de celle du vrai; mais le Beau relatif, tel que l'humanité le crée et le contemple, n'est ni toujours bien ni toujours vrai. Seulement, en un temps où l'homme est poussé par l'organisation sociale à multiplier les entorses à la vérité et où le trouble en lequel le jette son jeune savoir lui rend confus les contours du Bien, il est naturel que l'on s'appuie volontiers sur le Beau. Précisément, l'éclectisme savant et presque trop libéral, agrandit chaque jour ses domaines; son influence déborde sur tous les sujets et beaucoup d'hésitations et d'incertitudes trouvent un refuge en lui. De là cette inclination à croire que l'art moralise, au sens le plus absolu, le plus complet du mot. L'éducateur ne doit pas accepter cette formule, mais ce n'est pas une raison pour négliger l'art, comme il l'a fait jusqu'ici — par embarras sans doute de loger, dans ses murs rigides, un hôte fantaisiste et somptueux. Nous avons dit tout à l'heure, avec Ruskin, que le sens de la beauté embellit la vie individuelle et perfectionne la vie sociale. N'est-il pas suffisant pour légitimer tous les efforts ayant pour but de le faire naître et progresser?

Et puisque le nom de Ruskin est une seconde fois venu sous ma plume, il n'est pas mauvais de mentionner cette forme charmante de propagande artistique qu'il a semée à travers les sociétés anglosaxonnes. Qui donc, avant lui, savait donner à la chambre la plus banale, au réduit le plus humble, un air avenant et coquet? Des artisans spéciaux décoraient les appartements que leurs dimensions ou la richesse des habitants prédestinaient à cette faveur, mais nul n'avait songé à s'improviser décorateur et tapissier pour mettre, en son propre logis, une note de recherche et d'élégance. Je ne sache pas que dans les cités ouvrières anglaises, cette recherche et cette élégance, partout visibles aujourd'hui, aient nui au travail ou à la prévoyance. Je n'ai pas remarqué que dans les internats, les adolescents qui ornent leurs chambres ou leurs cubicles fussent moins virils ni que, dans les universités, les appartements plus jolis appartinssent aux étudiants les moins travailleurs ou les plus fortunés. Je crois bien avoir fait, maintes fois, des remarques inverses. Il n'y a donc là rien qui soit indigne d'un garçon; mais il est évident que la chose est, avant tout, du domaine des filles. C'est la passerelle par où l'art s'introduit dans l'économie domestique et peut-être qu'un cours sur l'histoire du mobilier remplacerait avantageusement des leçons passées à nomenclaturer divers acides ou quelques Pharaons.



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En résumé, il convient d'ouvrir largement à l'art les portes de l'enseignement secondaire, de ne pas lui demander, au point de vue pédagogique, plus qu'il ne peut donner, mais de ne pas se méfier de lui non plus. Et s'il fallait à tout prix lui témoigner, à une étape quelconque de l'œuvre éducatrice, un peu de méfiance, j'indiquerais de préférence l'enseignement supérieur, c'est-à-dire l'âge où les jeunes imaginations trouvent à leur service des crayons ayant déjà assez d'aplomb et des pinceaux ayant assez d'éclat pour composer, à l'occasion, quelques-unes de ces fantaisies dévergondées qui ne sont profitables ni à la morale, ni au goût, ni aux études. Si l'art parfois peut compromettre un examen, faire dévier une vocation, c'est autour de l'étudiant qu'il faut veiller.

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