Décadence de l'art à Rome du temps de Pline l'Ancien

Pline l'Ancien
On chercherait en vain dans l'Histoire naturelle de Pline l'ancien une théorie sur l'art ou quelque chose qui s'apparente à une esthétique personnelle. Ses propos sur la peinture et la sculpture sont placés à la suite de chapitres sur les minéraux, l'or, l'argent, le cuivre ou le marbre. Les histoires de ces arts qu'il développe ne sont en quelque sorte que des digressions — fascinantes pour le lecteur d'aujourd'hui, Pline étant aujourd'hui notre principale référence sur l'art antique — , mais secondaires par rapport au plan initial de l'auteur, qui est de traiter des différents usages que l'on fait de ces minéraux, leur mode d'extraction, de fabrication ou de transformation.

Quelques idées toutes personnelles lui échappent néanmoins lorsqu'il s'en prend aux modes de son époque. Dans le passage préliminaire du livre XXXIV sur l'histoire la peinture, il s'emporte sur le goût décadent de ses contemporains. La peinture, dit-il, «qui transmettait à la postérité, la ressemblance la plus parfaite des personnages, est complètement tombée en désuétude. On consacre des écussons de bronze, des effigies d'argent; insensible à la différence des figures, on change les têtes de statues, et là-dessus depuis longtemps courent des vers satiriques, tant il est vrai que tous aiment mieux attirer les regards sur la matière employée que de se faire connaître.» Il s'en prend aussi à la mode de décorer les maisons de portraits de figures étrangères. Il se moque de ses concitoyens qui «ont dans leur chambre à coucher et portent avec eux le portrait d'Épicure; ils font des sacrifices, chaque vingtième lune, en l'honneur de la naissance de ce philosophe.»

Les propos de Pline sont en accord avec les idées développées par Fustel de Coulanges qui a mis en évidence dans la Cité antique l'importance du culte familial chez les Romains. Il est clair que selon Pline, le rôle de l'objet d'art, avant que d'être un objet de plaisir esthétique, est de perpétuer le souvenir des aïeux, de commémorer leurs faits et gestes.
Achevons ce que nous avons encore à dire sur la peinture, art jadis illustre, alors que les rois et les peuples le recherchaient, et illustrant ceux dont il daignait retracer l'image, alors que les rois et les peuples le recherchaient, et illustrant ceux dont il daignait tracer l'image pour la postérité. Mais aujourd'hui il est complètement expulsé par le marbre, et même par l'or; on ne contente pas de révêtir des murailles entières, on découpe le marbre, et on représente des objets et des animaux avec des pièces de marquetterie. Déjà même les trumeaux de marbre ne nous plaisent plus dans nos chambres à coucher; nous nous sommes mis à peindre à même la pierre. C'est une invention du temps de l'empereur Claude. Sous Néron on a imaginé d'incruster dans le marbre des taches qui n'y étaient pas, et d'en varier ainsi l'uniformité, afin que celui de Numidie (XXXVI, 8) offrit des ovales et que celui de Synnade (V, 28,4) fût veiné de pourpre, tels enfin que le luxe aurait voulu que la nature les produisit. C'est ainsi que l'on supplée au défaut des carrières, et le luxe ne cesse de se tourmenter, pour perdre dans les incendies le plus qu'il est possible.

II. La peinture, qui transmettait à la postérité, la ressemblance la plus parfaite des personnages, est complètement tombée en désuétude. On consacre des écussons de bronze, des effigies d'argent; insensible à la différence des figures, on change les têtes de statues, et là-dessus depuis longtemps courent des vers satiriques, tant il est vrai que tous aiment mieux attirer les regards sur la matière employée que de se faire connaître. Et cependant on tapisse les galeries de vieux tableaux, on recherche les effigies étrangères; mais pour soi-même on n'estime que le métal de l'effigie, afin sans doute qu'un héritier la brise, et que le lacet d'un voleur la saisisse. Ainsi, aucun portrait n'étant vivant, on laisse, l'image de sa fortune, et non la sienne. Ces mêmes gens ornent les palestres, les salles d'exercice, de portraits d'athlètes; ils ont dans leur champbre à coucher et portent avec eux le portrait d'Épicure; ils font des sacrifices, chaque vingtième lune, en l'honneur de la naissance de ce philosophe, et observent chaque mois la fête nommée icade (vingtaine): ce sont ceux-là justement qui ne veulent pas être connus même de leur vivant.

Oui, sans doute, la mollesse a perdu les arts; et comme les âmes sont sans physionomie, on néglige aussi la représentation des corps. Il en était autrement chez nos ancêtres: on n'étalait dans les atrium ni des statues d'artistes étrangers, ni des bronzes, ni des marbres; mais des bustes en cire étaient rangés chacun dans une niche particulière, images toujours à prêtes à suivre les convois de famille; et jamais un mort de manquait d'être accompagné de toutes les générations qui l'avaient précédé. Les titres étaient rattachés par des lignes aux portraits: les tablinum (archives) étaient remplis des mémoires et des actes des choses faites en leurs magistratures; au dehors et autour du seuil étaient d'autres images de ces hommes héroïques, dans les dépouilles ennemies qui y étaient suspendues, sans qu'il fût permis à un acquéreur de les déplacer; et les maisons même triomphaient après avoir changé de maître. C'était là une stimulation puissante, et les murs reprochaient chaque jour à un possesseur lâche son intrusion dans le triomphe d'autrui. Nous avons de l'orateur de Messaïa un morceau plein d'indignation, où il défendait qu'on mît parmi les images de sa famille les images étrangères de Lévinus. Un motif semblable dicta au vieux Messala ces livres qu'il a composés sur les Familles, lorsque, ayant traversé l'atrium de Scipion Pomponianus, il vit que, gràce à une adoption testamentaire, les Salutions (vii, 10, 4) (tel était le surnom), s'étaient, à la honte des Africains, accolés au nom des Scipions. Mais que les Messala me le pardonnent: usurper même par un mensonge les images d'hommes illustres, c'étaient montrer quelque amour de leur vertus, et beaucoup plus honnête que de mériter que nul n'ambitonnât la nôtre. Il ne faut pas omettre ici une invention nouvelle: maintenant on consacre en or, en argent, ou du moins en bronze, dans les bibliothèques, ceux dont l'esprit immortel parle encore en ces mêmes lieux; on va même jusqu'à refaire d'idée les images qui n'existent plus; les regrets prêtent des traits à des figures que la tradition n'a point transmises, comme il est arrivé à Homère. C'est, je pense, pour un homme la plus grande preuve du succès, que ce désir général de savoir quels ont été ses traits. L'idée de réunir ces portraits, à Rome, due à Asinius Pollion, que le premier, en ouvrant une bibliothèque, fit des beaux génies une propriété publique. Fut-il aussi précédé en cela par les rois d'Alexandrie et de Pergame, qui fondèrent à l'envi des bibliothèques? C'est ce que je ne saurais dire. Que la passion des portraits ait existé jadis, cela est prouvé, et par Atticus l'ami de Cicéron, qui a publié un ouvrage sur cette matière, et par M. Varron, qui eut la très-libérale idée d'insérer dans ses livres nombreux, non-seulement les noms, mais à l'aide d'un certain moyen, les images de sept cent personnages illustres. Varron voulut sauver leurs traits de l'oubli, et empêcher que la durée des siècles ne prévalut contre les hommes. Inventeur d'un bienfait à rendre jaloux même les dieux, non-seulement il a donné l'immortalité à ces personnages, mais encore il es a envoyés par toute la terre, afin que partout on pût les croire présents.

III. Ceux à qui Varron a rendu ce service n'appartenaient pas à sa famille. Le premier qui établit l'usage de dédier les écussons des siens en son nom privé, dans un lieu consacré ou dans un lieu public, fut, à ce que je trouve, Appius Claudius, qui fut consul avec P. Servilius l'an de Rome 259; il plaça ses aïeux dans le temple de Bellon; il voulut qu'ils fussent un un lieu élevé, pour être vus, et que les titres de leurs dignités fussent inscrits. Beau spectacle, surtout quand la foule des enfants, représentée par de petites images, montre les rejetons destinés à continuer la lignée; personne alors ne regarde ces écussons sans plaisir et sans intérêt.

IV. Après Claudius, M. Æmilius (vii, 54, 2), collègue dans son consultat de Q. Lutatius, plaça de semblables images, non-seulement dans la basilique Æmilienne, mais aussi dans sa maison: usage vraiment martial. En effet, les images étaient sur des boucliers semblables à ceux qu'on portait à Troie; c'est de là aussi qu'elles ont pris le nom de clypeus (écu, écusson), et non, comme le veut la subtilité fourvoyée des grammariens, de cluere (être célèbre): inspiration toute militaire du courage, que de représenter sur un bouclier de celui qui s'en servait. Les Carthaginois ont fait en or et les boucliers et les portraits, et ils les portaient avec eux dans les camps: le fait est que Marcius, vengeur des Scipions en Espagne, trouva, après avoir forcé le camp d'Asdrubal, un bouclier semblable qui appartenait à ce général. Ce bouclier resta suspendu au-dessus de la porte du Capitole jusqu'au premier incendie de ce temple (XXXIII, 5). Au reste, on a remarqué que nos ancêtres avaient à cet égard si peu de souci que sous le consultat de L. Manilius et Q. Fulvius, l'an de Rome 575, M. Aufidius, à qui la garde du Capitole avec été affermée, avertit le sénat que des boucliers passés en compte pour boucliers de cuivre depuis quelques lustres, étaient d'argent.

[...]

XXXIII. Je n'omettrai pas une folie de notre siècle en fait de peinture: l'empereur Néron s'était fait peindre d'une proporition colossale, de cent vingt pieds, sur de la toile; chose inconnue. Ce tableau était à peine achevé, que la foudre tomba dessus et le consuma, avec la plus grande partie des jardins où il était. Un des affranchis de ce prince, donnant à Antium le spectacle des gladiateurs, garnit, comme on sait, les portiques publics de peintures où étaient les portraits réels des gladiateurs et de tous les employés. À Antium, depuis des siècles, on a un goût décidé pour la peinture. Ce fut C. Térentius Lucanis qui le premier fit peindre, pour les exposer en public, des combats de gladiateurs: en l'honneur de son aïeul, qui l'avait adopté, il donna pendant trois jours trente paires de gladiateurs dans le Forum, et exposa le tableau de ce combat dans le bois de Diane.

Voir également ce texte de Pline l'Ancien:
Des origines et de l'histoire de la peinture dans la Rome antique

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