L'opposition d'Aristote à la théorie des Idées de Platon

Charles Renouvier

En leur besoin intellectuel de se trouver des autorités de l'ordre rationnel, hors de l'Église, et qui pourtant leur vinssent en confirmation de l'enseignement de l'Église, on sait que les docteurs chrétiens attribuèrent souvent la doctrine de la création à Aristote, qui en avait été fort éloigné. Ils ne se trompaient guère moins, au fond, en l'attribuant à Platon, mais au moins avaient-t-ils à se prévaloir de la formule du Timée sur la production du temps par l'Être éternel, et ils détournaient les yeux de l'opération du démiurge sur une matière préexistante, et du sens réel des Idées, préexistantes aussi, et indépendantes de Dieu et lui servant de modèles. Les alexandrins, de leur côté, cherchaient la conciliation de ces deux grandes autorités: Platon et Aristote, et ce n'est plus alors en faveur de la création qu'ils imaginaient l'accord, mais de l'émanation, à la pensée de laquelle Aristote avait été résolument hostile. L'opposition fondamentale de ces deux génies, qui dominent en métaphysique l'œuvre entière de l'antiquité, du moyen âge et même, ou peu s'en faut, de notre époque, — en mettant seulement à part l'évolutionisme matérialiste, troisième forme dont l'équivalent antique est le stoïcisme, — cette opposition ne peut être définitivement éclaircie, et placée sous son vrai jour que grâce aux travaux d'une critique à la fois historique et définitive dont les anciens n'avaient aucune idée. La formuler aussi clairement que possible, ce sera définir de la doctrine aristotélique tout ce qui intéresse notre sujet.

Et d'abord Aristote s'est attaché très spécialement à réfuter la théorie des Idées ; il avait écrit un livre exprès, qui est perdu, mais nous avons dans les livres qui nous restent sa pensée suffisamment expliquée. Il constate, pour commencer, que Socrate, inventeur de la méthode dialectique, n'a jamais considéré les choses autrement que dans leur nature, qu'il a fait des inductions et cherché des définitions générales, mais sans jamais attribuer la réalité aux termes généraux séparés des choses. Et en effet Platon a fait par son réalisme reculer la méthode, et les conséquences ont été de grande portée et très graves, pour la théologie et pour la morale, de la prééminence accordée à l'universel abstrait sur le réel vivant. Les principaux arguments d'Aristote contre l'existence des Idées sont les suivants. Le partisan des Idées, dit-il, fait comme celui qui multiplierait les êtres afin de les mieux compter ; on ne se reconnaît plus dans cette multiplication arbitraire, chaque chose, chaque attribut d'une chose, sensible ou non, réclamant l'inutile supplément de son homonyme, et les choses relatives, les choses négatives, celles qui n'existent plus, élevant, qu'on le veuille ou non, la même prétention. À quoi servent les Idées? Elles ne sont pas principes de changement; elles le seraient d'immobilité, plutôt. Parler d'exemplaires et de modèles des choses, c'est pur langage poétique. Définir le rapport de la chose à l'Idée comme une participation, on ne sait ce que c'est que participer. Faute de comprendre un lien entre l'homme individuel et son Idée, il y en a qui imaginent un troisième homme, qui tient des deux pour les unir ! Enfin, il ne suffit pas de dire que les Idées sont les causes de l'être et du devenir, comme le fait Platon en son Phédon, si, outre les Idées, il n'y a pas le moteur. Au fond, les partisans des Idées négligent la recherche des causes, qui est le propre de la philosophie. Ils ne posent ni le principe actif du changement, ni celui de la finalité d'où dépend toute intelligence de la nature.

Ce dernier argument montre bien à lui seul la position prise par rapport à la doctrine de Platon. Platon, dans le passage cité du Phédon, a beau parler de cause, il n'en existe à proprement parler aucune dans les Idées, ou bien il faudrait réduire le mot cause au sens de condition universelle et première, d'où l'activité est exclue. C'est pour cela que les Idées, en leur descente du Bien et les unes des autres, ont dû s'expliquer à la fin par une émanation. La cause opérante n'est représentée que par le démiurge, fiction dont Aristote ne juge pas à propos de parler, et la cause finale, qui l'est également par cet être, concédé aux croyances populaires, ne peut entrer dans l'abstraction du Bien, de l'Être et de l'Un, dont l'intelligence procède, mais qui n'est pas l'intelligence. Quel est maintenant le système qu'Aristote a construit pour remplacer celui de Platon et satisfaire à la causalité, principe qui domine tout quand il s'agit d'expliquer le monde?

Aristote appelle causes quatre principes différents, dont deux seulement se rapportent d'une manière directe au changement, la cause efficiente et la cause finale. Contentons-nous de désigner sommairement les deux autres, qui ont fourni longtemps d'utiles généralisations des lois des phénomènes, mais dont la fondation des sciences naturelles et physiques a retiré tout intérêt pour la philosophie moderne. Ce sont la cause matérielle et la cause formelle: la première représentait le concept de substance, mais avec une sorte d'abstraction, comme ce qui est virtuellement propre à revêtir toutes les formes, mais, de soi, n'en affecte aucune; tandis que la seconde, soutenant avec l'autre un rapport pareil à celui que l'acte soutient avec la puissance, réunissait sous un commun concept toutes les formes ou qualités que la matière peut prendre en ses changements.

Partant de sa critique de la théorie platonicienne des Idées et de la théorie pythagoricienne des nombres, très florissante dans l'école de Platon et à laquelle il reprochait un semblable abus des abstractions réalisées, Aristote prenait les réalités dans le monde de l'expérience et chez les individus, êtres véritables, dont les Idées n'expriment que des propriétés plus ou moins générales, des genres à différents degrés, mais inséparables, sans existence propre, ou des relations qui ne sauraient non plus exister sans leurs sujets. Les causes efficientes devant être considérées, comme les individus eux-mêmes, dans la nature où elles se produisent, le philosophe remontait de causes en causes, comme de parents à parents, et de même, dans les autres phénomènes, de mouvements à mouvements, selon qu'on en observe les effets, et ne voyait pas de terme à cette régression. Il posait donc le monde éternel, ainsi que Démocrite, mais ici on doit faire une distinction importante sur la manière d'entendre ce procès à l'infini des phénomènes. Seule elle jette un jour très nécessaire sur la doctrine originale d'Aristote relativement à la cause suprême.

Les philosophes qui admettent le procès à l'infini dans la régression sont presque toujours ceux qui entendent par là non seulement rejeter toute idée d'un commencement absolu des phénomènes, mais aussi d'une cause première de laquelle ils dépendraient tous. C'est le cas des purs atomistes et des auteurs de systèmes dits de la Nature. Mais Aristote qui imite ces derniers en admettant, l'éternité du changement, — et qui tombe par là, sans s'en apercevoir, dans la contradiction du nombre infini réalisé: à savoir le nombre des phénomènes actuellement écoulés, — Aristote veut qu'en même temps qu'ils se produisent éternellement, les phénomènes soient éternellement rattachés à une cause suprême immuable, indéfectible. Il n'admet pas le procès à l'infini qui supprime cette cause. C'est celui-là qu'il combat.

De là viennent les principes théistes par lesquels il s'oppose aussi énergiquement que Platon lui-même, et plus sûrement, parce qu'il n'admet point d'antique chaos qu'un dieu fictif ait eu à débrouiller, aux systèmes évolutionistes qui font procéder le monde du moins au plus, de l'inférieur au supérieur. Il affirme que le meilleur est le premier, que l'acte précède la puissance, et que l'être accompli est antérieur à sa semence. Toutefois cette doctrine n'empêche point Aristote d'admettre un progrès de la nature. Il personnifie la nature, en un sens, non comme douée de volonté, mais comme mue par le désir, vers une fin qui est le meilleur. Elle réalise cette fin autant qu'elle est possible, ou qu'il n'existe pas de nécessité contraire, c'est-à-dire de manière inévitable d'être ou de devenir des choses ; et non point sans accident non plus, car la nature, ainsi que l'art, manque parfois son but, mais de mieux en mieux, pour réaliser un ordre croissant, selon des règles fixes, ou remédier aux déchets et aux déviations. C'est, on le voit, la conception d'un monde régi par des lois, mais dans lequel le philosophe admet, selon ce que l'expérience lui impose, des éléments d'imperfection et de désordre. Il est remarquable que, ne donnant pas à l'être suprême la fonction de cause efficiente, il soit par là dispensé de chercher dans le monde la perfection que son auteur, s'il en avait un, aurait dû y mettre ; le dur problème de la théodicée lui est épargné ; il peut trouver naturel que les êtres qui ne sont mus que par des attraits ne rencontrent pas toujours les moyens les mieux appropriés à leurs fins. La marche ascendante ou réparatrice est tout ce que peut obtenir la loi universelle.

Et, en effet, le Dieu d'Aristote n'est ni un créateur, ni un démiurge, ni une providence, quoiqu'il soit un principe recteur. Considéré par rapport aux êtres de la nature, il n'est que cause finale, ce qui lui permet, en ce sens, d'être cause de mouvement, sans être lui-même ni mu ni moteur. Au sommet du monde est ce moteur immobile qui ne fait pas partie du monde changeant, et sans l'éternelle permanence duquel ce dernier ne pourrait avoir l'éternelle périodicité qui caractérise ses mouvements principaux. Le premier mobile, ou première sphère céleste, est mu circulairement d'un mouvement uniforme qui entraîne toutes les autres sphères. Comment le premier mouvement est-il communiqué? Il ne l'est pas au sens propre ; le désirable et l'intelligible meuvent sans être mus. Telle est la fondamentale application de ces principes d'intelligibilité et de désir, auxquels Aristote suspend l'univers des êtres qui ont ainsi pour objet dernier Dieu, considéré ici comme cause finale des mouvements astronomiques. L'intelligibilité et la finalité se conçoivent comme lois de la nature, quoique on puisse toujours bien demander comment ces trois peuvent s'être trouvées régir a priori les phénomènes, si elles ne leur ont pas été imposées par un être antérieur se donnant lui-même une fin hors de lui-même, et possédant déjà en lui les intuitions et les concepts de l'intelligence, sans lesquelles il est clair que l'intelligibilité est comme si elle n'existait pas. Mais supposons cette difficulté écartée, comment appliquer l'idée du désir, servant de moteur, au rapport qu'on imagine d'une sphère qui tourne, avec un être qu'on définit ; — comme on va le voir, — par l'intelligence pure unie à la pure intelligibilité? Qu'y a-t-il de commun entre cette abstraction et la révolution de la sphère étoilée? Le seul éclaircissement qu'Aristote nous donne sur ce principe du mouvement, — ne disons pas sur son origine, puisqu'il est éternel, — c'est que ce qui est essentiellement appété par la volonté, c'est le beau, et que nous le désirons parce qu'il nous paraît désirable, non qu'il nous paraisse désirable seulement parce que nous le désirons. On voit par là que, suivant le philosophe, cette révolution éternelle, uniforme et rigoureusement circulaire est le plus beau spectacle imaginable, mais on ne voit pas comment le premier mobile est incité par la pensée et le désir qu'il a du moteur immobile à s'imprimer ce mouvement parfait à lui-même, encore bien qu'il ne s'agisse pas ici d'un pur mécanisme. Les sphères ont des âmes qui sont des dieux.

Sachons maintenant plus exactement ce qu'est ce dieu des dieux, le moteur immobile. Il est la perfection et la nécessité d'être, mais c'est pourtant à la vie imparfaite et mortelle qu’Aristote demande l'idéal qui lui servira à se peindre cet absolu comme éternellement vivant et heureux. Veiller, sentir, penser, c'est pour l'homme le bonheur, dit-il, et la contemplation est ce que la pensée humaine a de plus ravissant et de plus haut. La pensée pure, ou en elle-même, doit donc avoir pour objet le meilleur, et cet objet du penser parfait, comme pensant, ne peut-être que le penser parfait, comme pensé. Ainsi le pensant et le pensé se confondent, la pensée est la pensée de la pensée. Tel est Dieu, ou la vie dans l'acte pur de la pensée pure, et l'être uniquement et éternellement heureux.

Aristote partant de l'expérience et procédant par induction, à ce qu'il croit, arrive au résultat qu'atteignent d'emblée les plus grands aprioristes, il supprime les conditions de ses raisonnements et de ses idées. Il associe la vie et le bonheur à un abstractissime concept duquel il a retiré jusqu'à la distinction du sujet et de l'objet. La différence est nulle entre ce dieu et l'Un pur des éléates, et le Bien pur de Platon. C'est seulement son rapport aux phénomènes qui diffère. Il ne les connaît pas, il est vrai, et c'est en cela que les alexandrins, en leur doctrine de l'émanation, ont suivi la doctrine d'Aristote, la doctrine cachée de Platon, celle des éléates ; mais les phénomènes, eux, le connaissent et ne sont pas des illusions, comme le disait Parménide. Ils ne descendent pas de lui comme les Idées platoniciennes descendent du Bien, Père des Idées, essence supérieure à toute idée ; ils y remontent de degré en degré, s'élevant, sans en être descendus. C'est l'émanation renversée. Mais les deux conceptions, celle d'Aristote et celle de Platon (le démiurge ôté) ont ceci de commun, dont la théologie dite chrétienne a hérité, qu'elles cherchent dans la plus parfaite abstraction, unité absolue, immutabilité, intemporéité, la définition de l'en soi, ou être parfait réel auquel elles doivent et ne peuvent plus alors rattacher les phénomènes de pensée et de vie, qui n'ont nul rapport à cette définition, et dont se compose le monde. Les éléates n'avaient pas tort de penser que l'un des deux termes devait être réel, et l'autre non. Mais ils auraient pu diriger leur choix autrement.

On a coutume de tenir l'exposition de la théologie d'Aristote à part de sa doctrine des sphères et des âmes astrales, qui ont des vies divines, qui sont des dieux. Ce sont pourtant là des sujets étroitement liés chez lui par l'astrologie, science qu'il appelle «la plus propre et la plus intime philosophie des sciences mathématiques; car elle fait la théorie de l'être à la fois sensible et éternel, tandis que les autres de ces études ne s'occupent point des êtres mais seulement de la géométrie ou des nombres». En écartant cette doctrine on ne saurait se faire une idée complète et juste de l'état réel d'esprit religieux et de croyance de cet ancien. C'est avec intention que nous venons de traduire par astrologie, non par astronomie, car s'il n'est pas question d'horoscopes, il s'agit au moins des astres comme dieux, sujet étranger à l'astronomie. Voici donc comment Aristote concevait le système du monde divin. Les planètes participent à différents mouvements relatifs, puisque, en outre de la révolution générale apparente du ciel, elles éprouvent à nos yeux plusieurs déplacements qui ne peuvent s'expliquer que par d'autres révolutions (qu'on supposait toujours circulaires, uniformes et concentriques) et par plus d'une pour chacune d'elles. Aristote s'en remettait, sauf amendement, aux observateurs de son temps pour décider du nombre des sphères nécessaires pour rendre compte de cette manière de tous les phénomènes. Ce nombre des sphères emboîtées pouvait alors aller jusqu'à cinquante-six. Quelques-unes n'étaient introduites qu'afin d'annuler, par des mouvements exactement contraires, des mouvements de sphères supérieures qui ne devaient pas se faire sentir dans le déplacement des planètes portées si des sphères inférieures. Malgré ce qu'a de visiblement fictif un tel arrangement, Aristote voulait qu'il y eût dans le ciel autant d'êtres ou d'essences, principes immobiles et sensibles, qu'il y a de ces sphères mouvantes dont les mouvements composent les mouvements des astres; car à, chaque révolution particulière, et non pas seulement à chaque planète, il faisait correspondre un moteur, lui-même immobile et éternel, sans étendue, le tout, d'ailleurs, ne laissant pas de dépendre du premier moteur, afin que le ciel fait un. La philosophie confirmait ainsi, selon lui, la tradition de la divinité du monde et des corps célestes.

«Une tradition venue de l'antiquité la plus reculée et transmise à la postérité sous le voile de la fable nous apprend que les astres sont des dieux et que la divinité embrasse toute la nature ; tout le reste n'est qu'un récit fabuleux imaginé pour persuader le vulgaire et pour servir les lois et les intérêts communs. Ainsi on donne aux dieux la forme humaine, on les représente sous la figure de certains animaux ; et mille inventions du même genre qui se rattachent à ces fables. Si l'on sépare du récit le principe lui-même, et qu'on ne considère que cette idée, que toutes les essences premières sont des dieux, alors on verra que c'est là une tradition vraiment divine. Une explication qui n'est pas sans vraisemblance, c'est que les arts divers et la philosophie furent découverts plusieurs fois et plusieurs fois perdus, comme cela est très possible, et que ces croyances sont pour ainsi dire des débris de la sagesse antique, conservés jusqu'à notre temps. Telles sont les réserves sous lesquelles nous acceptons les opinions de nos pères et la tradition des premiers âges.»

La théologie pour ainsi dire de premier plan d'Aristote rejoint ainsi celle le Platon, et de toute l'antiquité, plus ou moins, comme il le dit lui-même, dans la divinisation des astres. Il n'est peut-être aucun point sur lequel le progrès des sciences, venant après les anathèmes du monothéisme juif, chrétien et musulman, nous ait plus définitivement éloignés du sentiment des anciens. L'astronomie physique, aidée de la théorie mécanique de la chaleur, achève cette révolution des idées en nous peignant comme les sièges des phénomènes
subversifs les plus terribles et les plus vastes ces apparences de points lumineux dont l'éclat si pur et les mouvements si réguliers suggéraient à un Aristote l'idée de la perfection d'une vie divine. Regardant ce ciel, son ordonnance et ses révolutions comme quelque chose d'éternel et d'éternellement stable, il croyait les parties inférieures du monde, la région sublunaire, imparfaitement régies par ces lois immuables dont l'action était de la nature des attraits et non des forces impulsives.

À mesure que les sphères s'éloignaient du premier mobile, la part de l'accident et du désordre devenait plus grande. On voit que l'idée de la situation centrale du globe terrestre ne se liait nullement, quoiqu'on l'ait voulu croire depuis que cette idée est «abandonnée», à l'opinion que tout dans le monde fut fait pour la terre et pour l'homme. Pour Aristote, les phénomènes ne cessaient pas d'être éternels, et ils restaient toujours du même genre, sur notre globe comme ailleurs, mais exposés à plus de vicissitudes, sans aucun progrès général et constant, ainsi que cela résulte du curieux passage sur les arts et la philosophie perdus et retrouvés. Un optimisme serein se liait à cette manière d'envisager l'ensemble des choses, parce que la perfection de l'univers paraissait d'autant plus grande au philosophe qu'il élevait sa pensée au-dessus des phénomènes incertains et variables. Rappelons-nous qu'il faisait consister le bonheur dans la recherche et la contemplation de l'intelligible, en dehors de toute jouissance sensible. Les misères mortelles ne pouvaient le toucher bien vivement, si la beauté du ciel et les révolutions immuables des dieux heureux, encore bien qu'un peu mécaniques, étaient un spectacle capable de remplir son âme.

Les théories d'Aristote sur la liberté et, l'immortalité sort en rapport avec sa manière de comprendre la divinité et l'ordre du monde. Quant à la liberté, d'abord, il n'éprouve pas le scrupule né de l'idée fausse de l'absolu scientifique, puisqu'il admet l'existence de l'accident ou événement fortuit dans la marche de choses sublunaires. La nécessité, c'est-à-dire l'être de ce qui est toujours, n'appartient pas à ces choses. Il ne s'explique pas sur l'origine et le genre de l'accident, en matière de choses indépendantes de toute volonté, au moins apparente. Sur la question prise au point de vue psychologique, il nie la thèse socratique de l'empire absolu de la science morale, une fois acquise, sur les résolutions et les actions ; il admet que l'acte délibéré a lieu en vue d'un certain bien comme fin, mais non pas toujours du meilleur ; il constate pratiquement l'existence de l'Ü÷ñÜôåéá (l'incontinence de la vieille terminologie), impuissance de se commander à soi-même. Mais où sa théorie prend une netteté sans égale, c'est quand, regardant la question du point de vue positif, ou dans le monde externe, il déclare l'existence des futurs ambigus (l'ambiguïté étant le sens donné à la contingence, rivant l'événement) sous cette forme logique d'où toute équivoque est exclue: Le dilemme: A sera ou ne sera pas, n'est point toujours vrai comme le dilemme: A est ou n'est pas. Le principe de contradiction ne s'applique pas à deux faits logiquement incompatibles mais qui sont encore envisagés dans l'avenir. On ne peut dire ni de l'un ni de l'autre, indistinctement, que l'un, quel que soit d'ailleurs cet un qu'on ignore, sera, et que l'autre, quel que soit cet autre, ne sera pas. Cette analyse demande de l'attention et est sujette à des amphibologies dans l'expression, mais dans l'expression seulement. Elle est la vraie pierre de touche des professions de foi dans le libre arbitre. Sur le côté moral de la question on trouve dans les livres éthiques d'Aristote les formules principales qui ont été si souvent reproduites. L'équivalent ne s'en trouve nulle part dans les ouvrages de Platon, qui admet le principe socratique de l'empire de la science du bien sur l'âme. Là où cette science n'existe pas, ce sont les passions qui commandent, en sorte que la destinée des âmes, telle qu'elle est présentée dans les mythes inspirés à Platon par la doctrine des métempsychoses, les appelle à recevoir des récompenses, ou les condamne à subir des peines pour leurs actes bons ou mauvais, suite nécessaire d'une science, ou d'une ignorance, ou de désirs naturels qu'il n'a point dépendu d'elles d'avoir ou de n'avoir pas. Platon, comme après lui les stoïciens, et comme la plupart des déterministes modernes, attribue les actions à la volonté des agents et en rend ceux-ci responsables, tout en les regardant comme dépendants, toutes choses égales d'ailleurs, de leur nature et de leurs qualités natives, qu'ils ne se sont pas données. Les métempsychoses ne peuvent que reculer le problème.

Il faut cependant reconnaître que le sujet est très agrandi par la doctrine platonicienne de l'immortalité. Là du moins le problème du mal, quoique expliqué faiblement par la mystérieuse chute des âmes, est posé d'une manière sérieuse, sur son vrai théâtre. L'optimisme d'Aristote le supprime, en fait même évanouir la principale matière ; car si les phénomènes de la personne humaine n'ont aucune réalité durable, si l'intelligible pur est seul à posséder la permanence et la dignité, il n'y a pas à faire grand état des misères des êtres passagers, si imparfaits, dont on a presque le droit de classer l'existence dans le domaine de l'accident. Le philosophe détournera sa vue de ces éphémères. Son salut propre est assuré par la contemplation de l'intelligible en laquelle est sa meilleure et véritable vie, celle qui ne lui sera pas retirée par la mort. Les sensations, les passions, la mémoire, les jugements et les raisonnements sur ce qui existe dans le temps, tout cela qui forme l'«intelligence passive» périt avec le corps et avec l'âme sensitive. Seule, l'«intelligence active » survit séparée, parce qu'elle est impassible, non pas tant immortelle qu'éternelle et divine. Cette sorte d'identification de l'esprit pur du philosophe avec Dieu, considéré lui-même sous un aspect d'intelligence pure, est restée, depuis Aristote, la forme préférée de l'immortalité pour les penseurs détachés des phénomènes de la vie sensible et passionnelle. Mais la doctrine de Platon, malgré l'insuffisance logique des preuves de l'existence et de l'immortalité de l'âme, et le caractère d'argutie sophistique de quelques-unes, est restée la principale source des spéculations philosophiques, touchant la conservation d'un sujet constant de la mémoire à travers les phénomènes d'organisation et de désorganisation du corps.

Autres articles associés à ce dossier

Comment la cause efficicente devient contrainte

Jacques Dufresne

Commentaire sur quelques articles du livre de Gilbert Romeyer  Dherbey intitulé Aristote théologien et autres études de phil

L'âme vivante chez Aristote [2010-11-9, 11:00:36]

Laurent Giroux

Fils de médecin, ayant étudié la vie marine à l’île de Lesbos, Aristote avait pu observer directement l’unité essentielle de tous les vivant

Apprendre à lire avec Aristote

Claude Gagnon

Texte d'une conférence donnée durant le semestre d'hiver 1997 au département de philosophie du Collège Édouard-Montpetit. Il expose les justifica

Nous sommes tous aristotéliciens...

John Henry Newman

Le cardinal Newman témoigne de l'importance du philosophe grec dans le développement de la pensée humaine, dans cet extrait d'un discours intitulé

Aristote ou le changement qui ne peut venir de l'intérieur

Le médiéviste Jean Gagné a consacré une thèse à la difficulté de distinguer le mouvement du changement tout en préservant la complémentarité

Fatum aristotelicum ou la liberté de la pratique

Christophe Paillard

Pour Aristote, le destin existe mais il n'est pas universel; l'art est un contre-destin qui confère à l'homme sa liberté.

À lire également du même auteur

Les christianismes de Renan
La Vie de Jésus et l'Histoire des origines du christianisme sont probablement les ouvrages qui ont

Les antécédents de l'Islam
«Notre intention est de rattacher de cette manière frappante l'islamisme à sa source réelle et f




Articles récents