Le courage de la rupture

Jean-François Mattéi
Lorsque Soljenitsyne prit la parole à Harvard, le 8 juin 1978, ce fut pour dénoncer l'affaiblissement du courage dans le monde occidental. Il n'hésitait pas à dire aux étudiants de la prestigieuse université dont la devise est Veritas : « Ce déclin du courage est particulièrement sensible dans la couche dirigeante et dans la couche intellectuelle dominante, d'où l'impression que le courage a déserté la société tout entière ». (A. Soljénitsyne, Le déclin du courage, Paris, Le Seuil, 1978.)
Le courage de la rupture
Lorsque Soljenitsyne prit la parole à Harvard, le 8 juin 1978, ce fut pour dénoncer l'affaiblissement du courage dans le monde occidental. Il n'hésitait pas à dire aux étudiants de la prestigieuse université dont la devise est Veritas : « Ce déclin du courage est particulièrement sensible dans la couche dirigeante et dans la couche intellectuelle dominante, d'où l'impression que le courage a déserté la société tout entière ». Quand celle-ci se contente de soupirer : « Pourvu que rien ne change ! », les hommes s'enfoncent dans ce que l'auteur russe nommait « le rêve débilitant du statu quo ».

Pourtant le courage a toujours été considéré, depuis les Grecs, comme la vertu politique fondamentale. Pour les Anciens, le thumos, le cœur de l'homme, était à la source de l'andreia, l'accomplissement du citoyen, parce que la politique était mesurée à l'aune du courage, de la parole et de l'action. Si l'action est bien l'activité politique par excellence, alors le courage – en premier lieu, le courage de prendre la parole pour rechercher le bien commun – est l'activité civique par excellence. Platon voyait en lui le foyer des quatre vertus cardinales qui permettait à la sagesse et à la tempérance de s'unir sous l'égide de la justice. Et la justice, qui permet d'assurer le partage de ce bien commun, n'est autre que la réalité même dans laquelle s'inscrit la condition humaine.

On dit habituellement que le courage, du moins s'il ne se paie pas de mots, doit affronter la réalité. Pour juste qu'elle soit, la remarque est insuffisante tant que l'on ne précise pas en quoi consiste la réalité et à quoi tient le courage. Que ce dernier ne soit ni crainte, ni intrépidité, selon l'analyse d'Aristote, parce que, comme toute vertu, il est une activité de l'âme moyenne entre l'excès et le défaut, et que cet équilibre soit une excellence, nous en sommes tous convaincus. Mais il faut aller plus loin. L'homme courageux est celui qui affronte un danger comme l'exige la situation, c'est-à-dire la réalité du fait menaçant, et comme le veut la raison, c'est-à-dire la finalité de l'action à engager. En faisant face au danger, l'homme courageux manifeste d'un coup, et sans ostentation, la grandeur et la fermeté de son âme. Le courage est en effet « une belle chose », selon l'expression d'Aristote, dans la mesure où il révèle à l'homme son humanité et au citoyen son civisme.

Mais si le courage est bien au cœur de l'homme et de la cité, il faut encore savoir ce que sa résolution vise, cette fois au cœur de la réalité. Or la cible du courage est toujours un danger ; et le danger est une rupture dans le cours des événements qui risque d'être fatal aux individus et à la communauté. Le courage va donc s'établir, à son tour, comme une rupture à l'égard de la vie ordinaire afin de se hisser à la hauteur de la menace qui l'assaille. En politique comme en morale, le courage tient à cette prise de risque qui accepte de rompre entre la crainte, toujours soumise aux malheurs passés, et l'espérance, toujours ouverte sur les possibilités de l'avenir. C'est en ce point que tout se joue, ou tout se renverse, de sorte que le courage permet seul de commencer véritablement une action en s'arrachant à la torpeur présente. S'il est vrai, comme l'a établi Hannah Arendt, qu'agir en politique n'a pas d'autre signification qu'entreprendre, il convient de décider d'ouvrir avec fermeté une brèche dans l'avenir au lieu de colmater sans conviction les trous du présent. Entreprendre un acte politique consiste à briser une continuité passée pour en construire une nouvelle, plus féconde en soi et plus satisfaisante pour nous. « L'idée de courage », notait ainsi Arendt, « se trouve déjà en fait dans le consentement à agir et à parler, à s'insérer dans le monde et à commencer une histoire à soi1». Un tel courage originel, dans l'ordre du politique, permet seul à un peuple de se donner un monde commun.

Aussi, en notre temps de désarroi politique, d'échec économique et de désespérance sociale, le prochain Président de la République devra avoir le courage de proposer à ses concitoyens, et sans doute de leur imposer par la loi, une véritable rupture. Il faudra bien rectifier l'image désastreuse que la France offre sans vergogne à l'étranger depuis ces dernières années et s'attaquer aux cinq fléaux de notre pays : la persistance d'un chômage de masse, dans le domaine économique ; la faiblesse de la recherche scientifique, dans le domaine industriel ; l'effondrement de l'éducation, dans le domaine pédagogique ; l'affrontement des communautés, dans le domaine social ; la disparition de l'espace public, dans le domaine politique. Lorsque l'on revient, ce qui est le cas du signataire de ces lignes, de plusieurs missions à l'étranger, au Canada, au Brésil et en Chine, on est frappé de l'inconsistance du débat public en France, égaré en querelles picrocholines et clochemerlesques, comme celle des lâchers clandestins d'ours slovènes dans les Pyrénées ! Le monde entier continue de se développer à un rythme soutenu alors que nous demeurons enfermés dans une « exception culturelle » qui croit, dans sa saveur intime, infirmer la règle des autres pays.

L'incendie des banlieues, le déchaînement contre le CPE, l'affaire Clearstream, parmi bien d'autres symptômes, témoignent avec éloquence de notre mal commun : « le rêve débilitant du statu quo ». Il faudra bien que les dirigeants que nous élirons inventent en démocratie ce que j'appellerai, en détournant un mot de Baudelaire, le courage aristocratique de déplaire. Un tel courage se nomme rupture. Et la rupture commence d'abord par le refus des paroles convenues, non pas de cette « langue de bois » qui ne rend pas justice à la noblesse d'un matériau propre aux charpentes et aux sculptures, mais bien de cette langue de boue dans laquelle nos discours s'engluent chaque jour davantage. Cela ne coûtera rien à l'État ni aux hommes politiques qui en briguent les fonctions. Car le courage, en tant que force de résolution, est une donnée immatérielle qui ne demande d'autre investissement que celui du risque et de la générosité.
Toute l'histoire du XXe siècle, à Sarajevo, Munich ou Yalta, a montré que la faiblesse des démocraties a précipité leur chute. Dans une société où le comportement a remplacé l'action, l'opinion la pensée, le conformisme le risque et la soumission la décision, le courage d'opérer une véritable rupture sera sans doute l'enjeu réel de la prochaine élection présidentielle.

Notes
1. Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Calmann-Lévy, 1961, p. 210.

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