Le pas de l'aventurier

Pierre Vadeboncoeur

« Quoi qu'il en soit, l'aventure de Rimbaud, qui n'est qu'un accident sur le souverain chemin du sens comme tout le reste des accidents, et sur le chemin conjoint du néant, où tout semble se confondre, est inscrite dans l'histoire philosophique ou littéraire. L'on n'en découvrira jamais l'explication. Mais, comme une énigme ou bien comme n'importe quel fait d'art, elle provoque indéfiniment le sens sans livrer de réponse, de sorte que le sens, qu'elle emprisonne, se multiplie indépendamment de celle-ci, à cause du fait qu'elle persiste à ne pas se trahir.

Les lumières à propos de Rimbaud viennent de tout le monde à l'exception de Rimbaud. Le fait est qu'il se tut sur ce qu'il avait décidé. L'art est comme cela pour son compte : il ne répond pas. Dieu, si l'on va jusque-là et ne fût-ce qu'à titre de figure, donne continuellement la mesure de son absence. Il le fait par ceux qui parlent et par ceux qui se taisent, mais ni les uns ni les autres ne l'expriment, si ce n'est peut-être ces derniers, subliminalement, à leur insu et pourvu qu'ils ne commentent pas leur silence, ce qui justement est le cas de Rimbaud.

Celui-ci est le premier témoin de sa propre ignorance. Il en est peut-être quasi le seul puisqu'on ne cesse, contrairement à lui, de lui prêter un savoir. Au sujet de Rimbaud, les consciences les plus aiguës savent, mais ce savoir n'est pas réel : il porte sur une multitude d'idées qui s'agglutinent autour d'un vide. " Je ne m'occupe plus de ça " : ce n'est même pas là un jugement ; on peut penser que ce n'est à aucun degré l'expression d'un savoir, d'une opinion motivée.

Rimbaud ne s'en fait pas accroire, c'est le moins qu'on puisse dire. Ce sont les autres qui s'en font accroire pour lui. Mais il me semble qu'il aurait approuvé qu'au bout du compte on ne lui prête rien dans ce débat sur le sens, pour ce qui le concerne. Car il est à mon avis celui qui ne sait pas, au milieu d'une foule de gens qui savent à sa place. Tout le monde sait, mais pas lui. C'est plutôt cocasse.

D'ailleurs, je rapproche cela d'une idée plus générale touchant ce genre de choses : l'exemple qui vient à l'esprit, c'est celui de tout artiste, lequel, quand il travaille, n'a guère d'idées claires sur ce qu'il fait, sinon aucune. En fait, sur le sens de son travail, ses idées sont obtuses, ses fins mal définies. Qu'à cela ne tienne ! Le degré d'inconscience aussi mesure la profondeur d'un acte, la richesse d'un parti, la force d'une résolution et même sa justesse.

Un parti pris trop résolu pour la conscience, voilà qui peut égarer quand il s'agit du cas Rimbaud : on ne se résout pas à le voir agir sans qu'il explique son acte. Or il est comme tout un chacun. Il est dans le noir, il est dans le courant de la vie. Que peut-il savoir ? Peu de chose.

Sauter à son sujet sur l'idée d'une prétendue connaissance sous ce rapport, c'est écarter le fait de l'état habituel des consciences, car la vie en nous prend constamment des résolutions sur lesquelles elle ne nous consulte pas. « Le coeur a ses raisons... » J'aime le Rimbaud irrationnel et instinctif, car c'est bien lui. Tel était le poète, tel fut l'antipoète. Qui peut prétendre voir en lui ce que lui-même ne voit pas et qu'on estime pouvoir voir à sa place, comme je le fais tant ici ? On se dissimule cette impossibilité et l'on se masque ainsi l'état habituel des êtres, qu'on imagine plus compliqués qu'ils ne sont, particulièrement s'il s'agit d'un grand homme.

Il y a une nature humaine commune, bien peu éclairée sur elle-même. Le mystère de Rimbaud est la distance qu'on introduit entre le degré supposé de sa conscience et la vérité simple et voire banale de son geste. On tient à ce mystère pour une raison d'admiration. Mais mystère n'est ici qu'un mot occultant le fait qu'on n'y voit pas grand-chose.

En tout cas, le raccourci qu'il convient de prendre, à l'encontre de cette imagination, c'est peut-être de résorber ce soi-disant mystère par le plus court, par le plus ordinaire, et c'est pourquoi je ferais ici appel à une extrême simplification des choses, sur le modèle, inévitable au fond, de ce que par expérience nous savons de notre propre insuffisance, si générale en chacun et au-dessus de laquelle nous nous élevons à peine, ne nous haussant qu'en intention, ou par l'art ou le désir, ou par la prière, ou par l'émotion et la contemplation, ailleurs qu'en notre pauvreté, accrochés parfois à des illuminations. On n'a pas à faire le fier, même par procuration. Ou alors on verse dans la littérature.

Rimbaud, quand il rompit, ne savait vraisemblablement pas pourquoi, sinon qu'il balayait des rêves auxquels il ne tenait plus, si tant est qu'il y eût jamais tenu. Il se trouvait en ce cas à distance de ces rêves comme nous le sommes à l'égard de nos suppositions dans cette cause. Peut-être faut-il dire, dans les deux cas : rien de plus. Mais enfin je ne sais pas... »

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